Après avoir essuyé un temps exécrable depuis les terres agricoles de Banba, froid, pluvieux, mordant comme si Nideyle lui faisait payer jusqu'au jour même de sa naissance ; après une audience avec son Souverain qui lui avait coûté son grade de capitaine et lui avait fait prendre conscience des dangers que courait sa compagne par sa faute ; après de longues heures à brasser, trier et étaler ses souvenirs de cette mission à la recherche de détails pour un chef des armées qui n'avait cessé de pinailler, décidément curieux de tout ; Archélas avait quitté la capitale et prit la direction du cocon familial, la mort dans l'âme.
Il y avait été accueillit par sa mère, Euthalie. Inquiète comme chaque fois qu'il revenait, elle lui reprocha d'avoir maigri et d'afficher cet air soucieux. Le rituel était le même, et le soldat s'était résigné à laisser les angoisses de sa mère glisser sur lui jusqu'à ce qu'elle abdique face à son impassibilité. Elle s'affola donc de savoir son fils sur les routes par tous temps – particulièrement lorsqu'il faisait aussi maussade que ces derniers jours – puis le mit en garde contre les dangers qui le guettaient dehors et s'affaira finalement à lui préparer des pâtisseries. Son père, quant à lui, était en déplacement à Aspasie. Le lieutenant était donc resté seul un long moment, les yeux rivés sur les flammes dansantes de cette fameuse cheminée, épuisé, frigorifié et surtout rongé par l'inquiétude et les remords. Les sourcils froncés, il réfléchissait sur la manière la plus rapide et la plus efficace de mettre Ceithli à l'abri de Livian.
À aucun moment il n'avait songé qu'elle puisse susciter l'intérêt de quiconque, et surtout pas celui de son Souverain ! Une fois débarrassé de Chaemil et de ses hommes, Archélas avait cru s'être débarrassé du problème, s'être affranchi de toute explication quant à la présence d'une civile à ses côtés. Qui savait ? Personne... mis à part tout l'équipage d'un navire ! Comment avait-il pu être aussi stupide et se leurrer à ce point sur la loyauté de ce capitaine Le Docte ? Il avait fermé les yeux pour retenir une colère sourde qui lui faisait monter les larmes aux yeux. Mais à quelle loyauté faisait-il allusion ? Il ne connaissait pas Le Docte. Il n'avait fait que partager son navire, partager une semaine de sa vie, partagé son exaspération vis à vis du lieutenant-colonel. En quoi cela faisait-il d'eux des amis loyaux l'un envers l'autre ? Lui avait-il seulement demandé de se montrer discret une seule fois ? Non. Avait-il cherché à dissimuler l'identité de Ceithli ? Non. Avait-il fait profil bas, s'était-il fait oublier ? Non et non. Sa faute. Encore. Toujours.
Et aujourd'hui, le danger se profilant comme seul horizon.
Il avait malgré tout fait parvenir leurs billets à Ceithli et à sa mère comme cela avait été prévu de longue date. Avait-il bien fait ? Il ne savait plus. Il avait simplement été incapable de se résoudre à annuler, et encore moins à s'expliquer par écrit. D'abord parce qu'il n'aimait pas écrire... et ensuite car il craignait que son courrier soit intercepté. Se déplacer ? Courir jusqu'à Banba dans l'affolement ? Il pouvait être suivit, et dans ce cas il aurait mené son ennemi directement au nid. Sa compagne avait besoin de repos, et lui ne lui causait que des soucis... et pas des moindres !
Alors il avait repris la route dès le lendemain aux aurores afin de rejoindre Balaïne, ignorant tout à fait que son Roi l'avait devancé et avait demandé à ce que Le Docte et son équipage se présentent à lui. Le temps ne s'était pas amélioré, ce qui fit qu'Archélas ne fit que peu de haltes et gagna la ville portuaire assez rapidement. L'ambiance n'était pas la même que lors de leur départ et fut témoin du mouvement inquiétant des mâts alors qu'une mer agitée s'engouffrait entre les digues et soulevait les vaisseaux, malmenait les amarres, inondait la jetée. Le vent qu'aucun obstacle en mer n'arrêtait, déferlait en portant avec lui l'écume du large, giflait la ville sans retenue, la recouvrait d'une atmosphère poisseuse, salée, glaciale que le soldat dut braver à la recherche de Le Docte. À plusieurs reprises, Archélas se fit envoyer sur les roses par des marins peu enthousiastes à l'idée de « dénoncer » l'un des leurs, comme si le seul fait de révéler où se trouvait Le Docte constituait un acte de autre trahison à lui tout seul. Mais à force de persévérance, le soldat fini par tomber sur l'un des hommes d'équipage du capitaine qui le conduisit à ses côté. Le Docte somnolait, attablé un peu à l'écart dans une taverne fréquentée par davantage de pirates que de marins.
« Tiens donc... Fit Le Docte en ouvrant à peine un œil. Je ne pensais pas vous revoir avant un moment, capitaine Ages. En fait, je ne pensais pas vous revoir du tout... »
Hyacinthe fit un signe à l'attention de quelques hommes assis plus loin, et qui regardaient Archélas d'un mauvais œil. Ils tournèrent aussitôt la tête comme s'ils étaient rassurés et reprirent leur partie de carte, ponctuant chaque tour d'exclamations paillardes. Des gardes du corps, en quelque sorte. Peut-être que le soldat devrait en engager pour protéger sa compagne ?
« Asseyez-vous, Ages. »
Archélas s'exécuta, retirant sa pèlerine d'Axo qui séchait à une allure ahurissante alors que lui-même était parfaitement sec, quoi que frigorifié. Le Docte posa un regard intéressé sur le vêtement, un sourire espiègle au coin des lèvres, se souvenant que ses deux passagers avaient eu en leur possession un joli éventail de gadgets vendus par Sayah. Un de plus avec cette pèlerine, manifestement. Son regard s'attarda sur l'uniforme, puis sur le visage creusé par la fatigue, le froid, l'angoisse. En réalité, il sembla à Archélas que Le Docte étaità moitié ivre.
« Tiens... répéta Hyacinthe d'une voix traînante. Vous avez perdu un grade.
_ Oui.
_ Votre mission aurait échouée ?
_ Non. Mais je ne suis pas venu pour cela.
_ Ça je me doute, mais en attendant que je décuve un peu autant discuter. Et puis ce n'est pas très courtois de demander un service sans prendre de nouvelles.
_ Je...
_ Vous venez pour mes beaux yeux peut-être ? L'interrompit Le Docte.
_ Non.
_ C'est bien que vous avez un service à me demander alors.
_ … oui.
_ Vous voyez ! Alors, cette mission. Vous l'avez trouvé votre foutu village ?
_ Je l'ai trouvé oui.
_ Félicitations ! Et le grade, c'est pour quoi ?
_ Pour la mort de Chaemil... » hésita Archélas.
À ces mots, Le Docte éclata de rire sans retenue. Mal à l'aise, le soldat se recula légèrement. C'était autre chose d'avoir à faire au capitaine lorsqu'il était sobre, en pleine possession de ses moyens et sur son territoire – autrement dit son navire – et de l'avoir face à soit à moitié éméché. Avachi au fond de sa banquette, il n'avait plus autant de classe et paraissait même un peu vulgaire aux yeux d'Archélas qui se sentait déçu. Les regards s'étaient brièvement tournés vers eux, attentifs à ce qui avait bien pu faire rire Le Docte.
« Dites-moi tout, il est mort bêtement ou vous l'y avez un peu aidé ? Le guépard peut-être.
_ Moi.
_ Bah on aurait du vous passer Commandant au lieu de vous rétrograder ! Une pustule ce Chaemil, et ses hommes tout autant que lui ! Vous en avez fait quoi de ses hommes ?
_ Ils se sont enfuis... » Mentit Archélas qui restait sur la défensive.
Mieux valait éviter d'ébruiter plusieurs versions et se contenter d'une seule, et s'y tenir, même si Le Docte n'y croyait pas du tout si on en jugeait par le sourire goguenard qu'il affichait. Son regard pétillant semblait s'exclamer « à d'autres moussaillon ». Archélas appuya ses deux bras sur la table et s'approcha, réduisant la distance qui le séparait de Le Docte comme pour créer une certaine intimité... ou préserver un semblant de discrétion pour la suite. Mais alors qu'il ouvrait la bouche pour formuler enfin ce fameux service, Hyacinthe l'interrompait à nouveau. Exprès, le soldat l'aurait juré.
« Et le guépard ?
_ Le guépard va bien. C'est pour elle que je suis venu.
_ Nous y voilà...
_ Vous êtes allés voir Livian d'Ephtéria, et vous lui avez parlé d'elle...
_ Sans blague ! S'assombrit aussitôt Le Docte. Si vous ne vouliez pas que j'en parle, il fallait être plus discret ou plus explicite ! Si vous participez à un combat de coqs avec un hieras, faut pas vous plaindre qu'on vous remarque et que ça se sache !
_ Je sais... Souffla Archélas en se mordant la lèvre. Hyacinthe parlait fort. Trop fort selon son goût. Malheureusement il avait raison... trop raison selon son goût ! J'ai seulement besoin de savoir ce que vous lui avez dit exactement.
_ Et que voulez-vous que je lui ai dit ?
_ Je ne sais pas...
_ J'avais besoin d'un bateau, pas de ses faveurs. Il m'a demandé où était le Hart Nacré, où était Chaemil et où vous étiez, et j'ai répondu. J'ai répondu que Chaemil n'avait plus que deux hommes d'équipage. J'ai répondu que vous aviez toujours votre guépard. »
Le cœur d'Archélas se comprima d'un seul coup, lui coupant les jambes et le laissant abasourdit sur sa banquette. Le Docte s'en rendit compte et fronça les sourcils, haussant le ton d'un air franchement contrarié.
« Qu'est-ce que j'en savais moi, que c'était une civile ? Je vous trouvais déjà gonflé d'emmener une femme à bord, et en mission qui plus est. Une civile Ages ! Elle ne serait jamais montée si je l'avais su, foutre bleu d'imbécile ! Il tapa du poing sur la table comme pour ponctuer ses mots, et Archélas sursauta en même temps que d'autres marins. Le soldat prit conscience que ce qui agaçait le plus le capitaine, c'était d'avoir été pris au dépourvu. C'est pas mon genre de dénoncer Ages ! Seulement il a bien fallu que je réponde à ses questions. Il voulait tout savoir. Et quel guépard, et quelle Morphe, et son nom, et d'où elle venait. J'aime pas bien qu'on se montre trop curieux, mais j'aime pas bien non-plus qu'on me prenne pour un abruti ! Prenez-vous en à vous-même !
_ Je ne vous accuse de rien...
_ Manquerait plus que ça ! S'insurgea Hyacinthe que l'alcool rendait facilement irritable. Parce que c'est vos affaires Ages, et ce n'est pas à moi de réparer les pots cassés !
_ Ce n'est pas ce que je vous demande. Insista Archélas plus fermement. Je veux seulement savoir ce que vous lui avez dit. »
Le Docte paru se calmer. Il plissa les yeux comme s'il devait fournir un effort pour réfléchir, se souvenir, se méfier.
« Pas grand chose. Juste qu'elle était Morphe guépard. Que c'était une femme. J'ai dit que je ne me souvenais plus de son nom. Je n'en sais pas plus sur elle, j'allais pas inventer.
_ Rien d'autre ?
_ Non mais vous me prenez pour qui à la fin ? C'est caporal qu'on aurait du vous rétrograder !
_ Pardonnez-moi capitaine. Et merci. Et s'il vous plaît, si on vous pose encore des questions, vous voulez bien ne plus vous souvenir des détails ? »
Le Docte haussa les épaules d'un air dédaigneux, ce qu'Archélas traduisit par un acquiescement. Rassuré, il s'enveloppa dans sa pèlerine qu'il boutonna avec soin et s'apprêta à sortir lorsque Le Docte lui rappela à travers la taverne que si lui savait tenir sa langue, ce n'était peut-être pas le cas de ses hommes d'équipage... qu'il n'était pas leur mère, et qu'il n'y pouvait rien, mais qu'il ferait de son mieux. Et c'est muni d'une angoisse toute fraîche remplaçant celles de l'allée que le soldat fit le trajet du retour vers Ephtéria...
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Sur le pas de la porte, Démétrien attendait, les bras croisés et le regard grave. Un regard qu'Archélas lui connaissait bien, et qui signifiait clairement « je sais ce que tu as fait, et tu vas passer un mauvais quart d'heure ». Alors, sans même chercher à se défendre, le soldat s'avança d'un air fautif, le regard fuyant, cherchant machinalement un argument ou deux pour se défendre, même s'il ne savait pas de quoi. Tête baissée, il jeta simplement un coup d'œil inquiet à son paternel comme pour évaluer la gravité de la situation. Mais Démétrien ne parla pas. Bon ou mauvais signe, c'était difficile d'en juger.
« Bonjour père.
_ Bonjour. Un bref silence s'installa, puis Démétrien décroisa les bras. Un message est arrivé par Flabo ce matin. J'ai ouvert, pour le cas où ça aurai été important. »
Archélas se redressa, laissant s'envoler toute crainte d'affronter le regard de son père. La culpabilité l'abandonna au profit d'une curiosité inquiète. Démétrien lui tendit la missive et observa son fils avec une attention toute particulière tandis que ce derniert se concentrait sur sa lecture. Ses traits se détendirent en comprenant. Non, il ne s'agissait ni d'une convocation de Manôlis ou, pire, de Livian d'Ephtéria. C'était Ceithli. Il releva le menton, affichant un air à la fois soulagé et embarrassé.
« Tu n'as pas l'air surpris. Est-ce qu'on peut savoir qui est cette Ceithli et pourquoi elle vient avec sa mère ?
_ C'est la femme que j'ai choisit. Répondit simplement Archélas. Je voulais vous la présenter mais j'ai été un peu occupé et je n'ai pas pensé à vous prévenir... Je suis désolé. »
Démétrien leva un sourcil surpris. Surpris que son si petit garçon lui assène avec un calme et une assurance déroutants qu'il allait leur présenter... sa femme. Sa femme, parce que chez les Ages, on n'invitait pas la première venue à dîner.
« Ah bon ?
_ Oui. Je voulais vous en parler il y a quelques jours mais tu étais en déplacement. J'aurai dû vous envoyer un Flabo dès mon retour.
_ Tu aurais dû.
_ Je suis désolé.
_ Tu l'as déjà dit. »
Archélas accusa le coup. Les présentations commençaient mal, et il n'était pas vraiment d'humeur après les récents évènements. Démétrien s'en rendit peut-être compte et n'osa pas en rajouter, préférant observer ce fils qu'il avait du mal à reconnaître, tout compte fait. Le soldat baissa les yeux pour relire le message qu'il tenait entre les mains et recula d'un pas, prêt à repartir alors qu'il venait à peine d'arriver.
« Je les ai manquées à la gare, je vais les rejoindre à l'auberge. Annonça-t-il sans laisser à son père le moindre choix.
_ Si tu veux.
_ Est-ce que vous pourrez la recevoir ? Demain ?
_ Ce soir si tu veux. Proposa Démétrien après une seconde d'hésitation. J'ai hâte de rencontrer celle qui t'as mis le grappin dessus. »
Sans tendresse, quoi qu'un brin amusé, Démétrien fit demi-tour et Archélas l'entendit appeler Hogan et Euthalie comme deux domestiques, et leur intimer de mettre un peu d'ordre dans la maison. « On reçoit une invitée de marque » avait-il déclaré d'un ton important. Il n'était pas rare que son père reçoive des clients au manoir et la technique était bien rodée où l'on déménageait les étoffes envahissantes d'une pièce à l'autre pour faire place nette. Le jeune homme se remémora toutes les fois où il avait joué à courir, des soies et des velours plein les bras, cacher tout ce fatras partout où les invités n'auraient pas accès. Ce temps lui paru si lointain, si inaccessible qu'il en eut un poids sur le cœur tout le long du trajet qui le mena à Ephtéria. Poids qui s'intensifia en repensant aux dangers qu'il faisait courir à Ceithli comme à Sofiaa, et c'est contrarié qu'il entra dans l'auberge et demanda dans quelle chambre logeaient ses deux invitées. Ce à quoi l'aubergiste répondit sans discuter, sans aucun doute habituée aux manières peu aimables des soldats, dont il faisait partie.
Montant à l'étage, Archélas frappa trois coups et inspira profondément. Surtout, ne pas inquiéter Ceithli. Il ne se pardonnerait pas de la mettre dans l'un de ces états qu'il lui avait connu. Se frottant les joues de ses mains comme pour se redonner un peu de vigueur, il entra prudemment après en avoir reçu l'autorisation, refermant d'un geste presque timide. Mais en croisant le visage de sa féline, comme par magie et pour la première fois depuis qu'il avait quitté Banba, un sourire s'afficha spontanément sur ses lèvres, chassant tout le reste : ses angoisses, sa contrariété, ses incertitudes, sa culpabilité. Tout.
« Excusez-moi, je viens de rentrer de Balaïne et mon père vient de me remettre votre message. J'aurai aimé être à la gare pour vous accueillir. Il jeta un regard envieux vers Ceithli, se retenant tant bien que mal de ne pas se jeter sur elle pour la prendre dans ses bras. Vous avez fait bon voyage ? »