Faim.
Le corps douloureux restait prostré dans un coin, caché derrière une décharge sauvage, le genre de choses que seuls les humanoïdes étaient capables de réaliser. S'encombrer de vieilleries, les laisser se détériorer et les jeter dehors lorsqu'ils deviennent incapable d'en supporter la vue plus longtemps. Tant que ce n'est plus dans leur petit intérieur confortable, peu leur importe. Et ils ne jettent rien devant leur porte, ce serait bien trop inesthétique lorsqu'ils sortiraient. Les voisins pourraient les montrer du doigt, les traiter de pollueur, tout ça. Non, loin de la vue de tous, loin d'eux-même, voilà la solution. Et ainsi les impasses sombres se retrouvaient solidairement garnies de tout un fatras de déchets. Des cartons, des vestiges de meubles et même quelques poubelles débordant de victuailles périmées. Ça puait la viande rancie, les légumes envahis de champignons et autres moisissures où pullulaient divers insectes.
« 398JH » avait appris à pister ces odeurs, car elles étaient souvent source de nourriture. Avariée, certes, mais nourriture tout de même. Il lui arrivait même parfois, comme en cet instant, de faire son repas des rats, affamés comme lui, qui trottinaient d'une poubelle à l'autre.
Faim, faim.
Plus loin, par là, au bout de la ruelle, une odeur différente lui parvenait. De la chair fraîche. De la chair vivante. C'était sa chance, cette nuit. Il en avait laissé filer deux, celle-ci ne lui échapperait pas, d'autant plus qu'elle semblait se diriger dans sa direction.
« Oui... viens à moi... Approche... »
La créature remua à peine, passant d'une position de prostration à celle de guetteur. Elle était prête, tapie dans l'ombre, à bondir et déchiqueter l'imprudente chair fraîche qui s'aventurait si près de ses crocs... Et elle gronda, au bord de l'impatience. Elle sentait sa proie sans la voir et ça l'agaçait. Alors elle se risqua à bouger un peu et à glisser l'un de ses yeux phosphorescents entre deux caisses de Bourbon vides. Elle vit la chienne, belle Dogue, tout de muscle, sûrement très tendre... un délice, à n'en pas douter et ses griffes sortirent en un réflexe, égratignant le sol à ses pieds et provoquant un raclement inquiétant. Elle serra la mâchoire, retenant corps et âme son instinct de prédateur. À cette distance, l'autre aurait tout le loisir de faire demi-tour et de disparaître dans les rues. Elle, affamée, n'avait pas le cœur à la poursuivre à travers toute la Basse-ville. Il lui fallait donc attendre qu'elle s'approche. La salive affluait et s'échappait de sa gueule fermée, allant détremper le sol à ses... pieds ? Pattes ?
Pattes. Pattes qui s'étaient mises en mouvement malgré elle, la portant mollement en avant, sournoise et menaçante. « Tonton ? » se répétait-elle intérieurement, et ce nom lui était familier, l'intriguait, la torturait au point de la faire hésiter. La tuer et la dévorer, ou bien... ou bien quoi ? Que savait-elle faire d'autre ? Rien. Alors, d'un bond puissant, elle se jeta en avant, ses muscles secs roulant à chacune de ses foulées, luisants sous les lumières du Dôme. Les deux disques jaunes de ses yeux ne reflétèrent rien d'autre qu'une lumière irréelle. Les lèvres s'étaient retroussées, les griffes assuraient de solides appuis. Cette fois, son repas ne lui échapperait pas !!! Le chien avait passé trop de temps à l'observer, trop tard pour lui, toute fuite lui serait fatale. Il était à elle.
Trois bonds, et elle fut sur elle, proie désirée, les « mains » la plaquant au sol et la gueule s'abattant sur la jugulaire. Mais elle ne mordit pas. L'odeur emplissait ses narines, entêtante. La peur... la terreur même... mais autre chose surtout. Une odeur que la créature connaissait et qui provoquait en elle un paradoxe d'émotions. La bête voulait manger. Les vestiges du Morphe disaient « non ». Et ainsi restait-elle ainsi, appuyée de tout son poids sur le chien malheureux, prêt à enfoncer ses crocs monstrueux dans l'artère palpitante...