Archélas n'entendit pas immédiatement ce que lui disait Rhëanor, tout occupé à observer son épouse. Elle avait tendu des peaux et préparé un campement de fortune qui lui sembla plutôt confortable, et il se sentit soulagé de la voir s'affairer à des tâches moins brutales que celles dans lesquelles lui et Rhëanor s'apprêtaient à se lancer. Soulagé pour sa santé physique, mais inquiet pour son équilibre moral... car il commençait à connaître son épouse, et il craignait qu'elle finisse par s'ennuyer ou se sentir inutile. Aussi durant quelques secondes il chercha ce qu'il pourrait lui demander qui la ferait se sentir indispensable, sans se rendre compte que son regard était resté accroché sur le ventre légèrement proéminent sous la tunique. Ce n'était pas flagrant... pas encore du moins, mais ça commençait à le devenir. Surtout, c'était suffisant pour laisser son époux les bras ballants, comme s'il découvrait tout à coup la grossesse de sa compagne.
La voix de Rhëanor tira le soldat de sa contemplation hébétée, le faisant presque sursauter. Sortant de sa stupeur, il s'efforça de se secouer un peu pendant que sa féline partait chercher du bois... et du bois justement, il en avait une jolie quantité à décharger ! Pleine de bonne volonté – et un peu honteux après ce moment d'égarement – Archélas retroussa ses manches et se mit au travail, attentif aux allées et venues de Ceithli. Le tout était qu'elle ne se perde pas en chemin... et Alrik sait qu'elle en était capable ! Aussi, tout occupé à porter son précieux parquet de la charrette aux toiles, le lieutenant jetait à l'occasion quelques œillades inquiètes aux alentours, cherchant le guépard qu'il s'attendait à devoir aller chercher parce qu'elle se serait égarée dans un coin. Heureusement – ou malheureusement selon qu'il était poussé par la motivation ou envahi d'un besoin irrépressible de se retrouver seul avec elle – il n'en fut rien. En fait, lorsqu'il la repéra enfin, lui et son beau-père venaient de terminer de décharger.
Les deux hommes étaient torses nus, le corps couvert d'un mélange de sueur chaude et de brume glaciale. Archélas s'épongeait vaguement le front sur son avant bras, s'étirant maladroitement comme se remettre les vertèbres en place. Si Rhëanor était couvert de cicatrices en tous genres, le soldat lui, exhibait ses trophées de guerre sur ses bras, la brigandine ayant toujours arrêté les lames avant qu'elles n'atteignent son torse. Seule l'épaule où nageait le Tecoluta présentait un souvenir récent – et cuisant – de l'un de ses combats. Il avait conservé ses poignets de force, ainsi que ses Mains Lestes, se félicitant de leur efficacité à protéger ses paumes des échardes. Épuisé, il s'accorda quelques minutes pour s'allonger dans l'herbe, savourant le contact glacial de l'humidité sur sa peau. S'il s'était écouté il se serait roulé dans l'herbe mouillée comme seule Nemesis savait le faire quand ça lui prenait ! Mais devant Rhëanor, une certaine tenue lui semblait indispensable.
Puis lorsqu'il fut question des œufs d'Olump, le soldat se résigna à rouler afin de se retrouver sur le ventre, observant avec ce sourire de gosse que Ceithli lui connaissait bien le petit Gnome en action. Ce n'était pas particulièrement fantastique, mais ça restait fascinant en soi. Son minuscule postérieur en l'air et la tête au ras du sol, la créature avançait pliée en deux, se servant de ses toutes petites mains aux grands doigts pour pelleter la terre dans sa bouche immense. Archélas s'étonna à voix haute de ne pas voir le ventre du Gnome enfler comme un ballon, comme si la terre disparaissait dès qu'elle franchissait ses lèvres inexistantes. Bizarre, définitivement.
Un mouvement sur sa gauche le fit retourner dans le monde monotone des adultes, et il eut tout juste le temps de voir Nemesis faire un écart spectaculaire à l'approche de Rhëanor. Bondissant sur ses pieds comme s'il était pris d'un nouveau pic de motivation, le jeune homme alla s'occuper d'ôter selle et bride à sa jument afin de l'atteler en tandem avec sa nouvelle et provisoire compagne, aussi blonde que l'étaient les Elbereth. Barbades fut placée devant en raison de sa puissance musculaire et de sa grande habitude en l'art de traction. Nemesis venait en renfort juste derrière, courageuse et volontaire malgré son petit gabarit et son âge, mais n'allez pas parler du dernier à Archélas qui estimait être l'heureux propriétaire d'une éternelle pouliche. La charrette fut donc emmenée près du Larme, et les deux hommes s'armèrent de pelles afin de se remettre à l'ouvrage.
En fait, le soldat rechigna de longues minutes à s'approcher de l'embarcation, jusqu'à ce que le marinier finisse par comprendre le problème. Il lui fallut donc amarrer solidement son bateau, et jeter de grosses planches entre la rive et le bastingage afin de créer un pont large et stable... suffisamment en tous cas pour Archélas qui redoutait de se faire aspirer par les eaux. Depuis cette histoire avec Drakmonniss, il se rendait compte que plus il fuyait les flots, plus ils lui faisaient peur... et malheureusement il n'avait pas trop le temps de s'occuper de ce problème. Mais une fois l'embarcation sécurisée, il se mit au travail avec deux fois plus d'énergie, comme pour compenser ce petit contretemps qu'il avait imposé à Rhëanor, et l'humiliation d'être passé pour un pleutre.
Au fil des heures, le bateau se vidait, remontant à la surface à mesure que son chargement disparaissait dans la charrette. Mais le rythme avait grandement ralenti, et les deux hommes s'épuisaient sur leurs dernières pelletées, mues par une sorte de désespoir d'en finir avec ce maudit gravier. La luminosité déclinait à vue d'œil, affûtant la morsure de la brume qui se faisait de plus en plus glaciale. Les bras tremblaient, sollicités alors que la fatigue les rendait aussi durs que la pierre. Le souffle se perdait. Archélas redoublait de grognements contrariés, thermomètre fidèle de son état de fatigue. Et à côté, le marinier les regardait en tirant sur sa pipe, sans remuer d'un cil pour les aider. « Moi on m'a dit de livrer. » avait-il répondu à un regard assassin du soldat. Puis il était partit se dégourdir les jambes un peu plus loin.
À la nuit tombée, la charrette était enfin plein et le bateau vide. Soulagé mais trop épuisé pour en être content, le soldat ramassa une branche souple et se plaça aux côtés de Nemesis. À présent, c'était au tour des juments de travailler... et compte tenu de leur chargement, ce ne serait pas de tout repos ! Barbades la première donna un coup de collier sans que rien ne bouge alors que la jument d'ébène faisait mine de reculer sans comprendre. Archélas agita sa baguette pour la remettre en avant, et ainsi s'appuya-t-elle vaillamment sur son collier, poussa sur ses épaules. Les pieds des deux chevaux s'enfonçaient lamentablement dans la boue en créant de gros sillons, mais elles reprenaient leurs appuis chaque fois et recommençaient, donnant parfois de grands à-coups à l'aide de leur poitrail puissant. Puis l'une des roues amorça un mouvement. Le soldat se précipita pour empoigner les rayons et pousser à son tour, accompagnant cette timide avancée en donnant le peu de forces qu'il lui restait encore. Barbades fit un pas, chancelant comme si elle était ivre, puis un deuxième plus assuré alors que Nemesis serrait les dents sous l'effort. La charrette avait enfin décollé et avançait mollement, creusant deux ornières derrière elle.
Poussant encore sur ses jambes, Archélas courut jusqu'à l'emplacement de leur future maison et se plaça de manière à indiquer aux deux juments à quel endroit s'arrêter. Compte tenu du poids de leur embarcation, il était hors de question qu'elles s'arrêtent trop tôt ou trop tard sous peine de ne plus pouvoir repartir. Quant à lui, il ne se sentait définitivement pas le courage ne serait-ce que de soulever la moindre pelle pour le restant de ses jours. Les fondations n'étaient pas terminées mais étaient bien avancées. L'Olump continuait d'ailleurs de se goinfrer de terre sans prendre le moindre gramme. Enfin, la charrette s'arrêta juste à côté du trou lorsque Barbades vint coller ses naseaux fumants sur le ventre du soldat resté planté là en guise de poteau d'arrivée. Au final, il se laissa littéralement tomber dans l'herbe, les paupières lourdes de sommeil, les muscles comme du plomb s'enfonçant dans la boue. Il avait l'impression que ses épaules, son dos, ses cuisses et ses bras prenaient feu, à moins qu'un Euther ne soit en train de lui passer dessus, il ne savait pas trop. Rhëanor était peut-être habitué à travailler autant, mais lui, Archélas Ages, admettait volontiers que ce n'était pas son cas. Il n'en pouvait tout simplement plus !
« Et si on vivait dans la tente Hérisson pour toujours ? » murmura-t-il alors qu'il n'entendait même plus les bruits environnants tant son cœur pulsait dans ses tempes.
Il rouvrit à peine les yeux. Barbades le regardait comme si elle n'en croyait pas ses yeux, ce qui lui rappela qu'il devait s'occuper de Nemesis. Alors il se déplia péniblement, plus raide qu'un petit vieux rongé par l'arthrite, et décrocha mollement toutes les sangles qui entravaient encore sa jument.
« J'ai réservé un repas à l'auberge du Moulin à Paroles. Annonça-t-il en défaisant les boucles. J'ai pensé qu'on pourrait manger ici le midi mais que ce serait plus confortable de dîner au chaud le soir. Ils servent du canard ce soir, et un pain perdu aux raisins. »
À y repenser, le soldat en eut l'eau à la bouche. Manger chaud leur ferait du bien. Manger beaucoup les remettrait sur pieds pour le lendemain... en tous les cas il fallait l'espérer !