Si Archélas s'était efforcé autant qu'il l'avait pu pour rassurer sa compagne, lui offrant un regard confiant alors qu'elle répétait ses vœux après le prêtre, il n'était pas sourd pour autant. Comme tout le monde compte tenu du silence de la Chapelle, il avait entendu les soupirs exaspérés du côté de sa propre famille, sourcillant à peine alors qu'il serrait les poings pour retenir une envie subite d'aller remettre quelques pendules à l'heure. À vrai dire, il priait surtout pour que Ceithli reste concentrée, et pour qu'elle aille au bout de ses promesses. Car après tout, quoi de plus frustrant pour les fauteurs de trouble que d'être tout bêtement ignorés ?
En tous les cas la jeune femme s'en sortit plutôt bien, et c'est avec un certain soulagement que le soldat profita de l'irruption de Nemesis pour « enlever » sa promise et filer vers la réception comme un voleur, provocant la grogne des invités de marque côté Ages...
Les bras croisés sur son torse, Démétrien observait avec un certain intérêt la façon dont Jhérer s'était glissé jusqu'au groupe de filles et fait invité à partager leur calèche par l'une d'elle. Son regard glissa aussitôt vers Rhëanor dont il intercepta la lassitude et il dû contenir un fou rire alors qu'il s'approchait prudemment. Après la petite mise en garde d'Archélas à propos de l'instinct des mâles dominants chez les Elbereth, il préférait rester sur ses gardes, sans crainte mais légèrement distant comme s'il s'aménageait un périmètre de sécurité à ne pas franchir. D'un autre côté, lui-même se savait parfois un peu impulsif et ne souhaitait pas se risquer à un conflit pour des propos déplacés qu'il risquait de prendre trop à cœur. Souriant, il désignait la calèche dans laquelle avait disparu Jhérer du menton, murmurant à Rhëanor que son fils n'était pas tombé sur la moins peste et ajoutant un «
pauvre de lui » peu convaincu en guise de plaisanterie. Puis il invita les invités Elbereth à monter dans son fiacre, assurant qu'une petite voiture de poste avait été prévue pour Sofiaa et Euthalie seules, son épouse s'étant montrée particulièrement enthousiaste à l'idée de prendre les guides de la toute petite hippomobile.
Sur le chemin menant au théâtre, Nemesis avançait docilement. Ceithli ne s'était pas transformée depuis longtemps et ne portait plus sur elle cette odeur typiquement féline et pourtant, la jument se méfiait toujours. Elle gardait les oreilles plaquées en arrière comme deux antennes en alerte constante, prête à ruer à la moindre occasion. Bêtement heureux sur son dos, Archélas n'y prêtait guère attention et serrait toujours la jeune femme contre lui, sans trop comprendre si ses larmes étaient dues au froid qui lui brûlait les yeux ou à ses émotions qu'il avait trop longtemps retenues. En tous les cas, il ne faudrait pas que Démétrien le voit ainsi ou bien il aurait droit à un sermon sur il ne savait plus trop quel principe numéroté de un à un millier à propos des «
vrais hommes forts et courageux qui ne pleuraient surtout pas ». Heureusement, il fut extirpé de son désarroi passager par la voix de sa douce, quoique peut-être un peu trop brusquement puisqu'il ne comprit pas tout de suite sa question quant à ses erreurs, et paniqua aussitôt.
« Commis une erreur… en m'épousant...? »Mais à la façon dont Ceithli venait de l'embrasser, il balaya aussitôt cette idée de son esprit. Comme si rien aujourd'hui n'était susceptible de l'atteindre réellement, à tel point que – se moquant éperdument des passants ou des porcs occupés à nettoyer les rues – il laissa sa compagne l'embrasser, comme ça, devant tout le monde. En réalité, il eut bien du mal à se retenir lui-même de répondre avec fougue, sans-doute un peu frustré après cette semaine passée à dormir à deux pas de son épouse sans avoir pu la toucher une seule fois ! Chassez le naturel, disait-on...
« Et bien tu me le diras au dîner en guise de discours... »Nemesis n'ayant toujours pas le moindre harnachement, le soldat profitait de la liberté de ses mains qu'il employa à essuyer la traînée noire sur la joue de sa féline, léchant un peu son pouce pour faire partir le maquillage récalcitrant. Il se moqua gentiment, l'embrassant encore alors qu'il remettait de l'ordre dans sa coiffure et jouait à redessiner les fleurs de ses broderies. L'air un peu absent, il n'était pas difficile de le deviner rêver à ce qui se trouvait dessous. S'il avait pu, il aurait tout simplement talonné Nemesis afin de trouver un coin où s'isoler afin de mettre en pratique ce fameux passage à propos d'honorer son épouse avec son corps... même s'il se doutait bien que le prêtre ne faisait pas vraiment allusion à de telles pensées. Un sourire polisson étirait ses lèvres alors qu'il volait un dernier baiser à Ceithli comme pour faire disparaître ses idées inavouables, puis la laissa se blottir contre lui, savourant cette proximité dont il avait été privé toute une semaine... et qu'il lui faudrait encore mériter en patientant tout un dîner ! Une calèche pressée les dépassa sans que cela n'inquiète Archélas, trop occupé à prendre dans sa main celle de Ceithli afin d'examiner sa bague avec un peu plus d'attention, et de d'embrasser affectueusement ses doigts.
À cet instant précis, il se sentait comme un imbécile heureux de constater que ces doigts-là lui appartenaient et qu'il pouvait les embrasser autant qu'il le voulait, quand il le voulait – sans se soucier des qu'en-dira-t-on – et qu'il en allait de même pour ce cou, cette joue, cette tempe, ces lèvres, et tout le reste qui lui semblait insupportablement inaccessible à mesure qu'on lui demandait de bien se conduire encore quelques heures. N'émergeant que difficilement de ses pensées, il alla emmêler ses doigts dans ceux de Ceithli sur son ventre, réalisant après coup qu'il avait de plus en plus souvent recours à ce geste pour tenter de l'apaiser, comme il aurait posé une main réconfortante sur la tête d'un enfant pour le rendormir. Nemesis s'arrêta devant le théâtre, obligeant Archélas à se réveiller. Il sauta alors à terre et tendit les bras afin d'y accueillir sa compagne puis lui en tendit le droit afin de la conduire à l'intérieur.
Euthalie les accueillit avec un sourire, excitée comme une puce d'avoir été autorisée à confectionner les pâtisseries. Démétrien avait insisté pour faire venir le beurre, la crème et le lait depuis Banba, comblant son épouse qui s'émerveillait de la qualité des ingrédients et pleurait chaque fois de mesurer sa chance. Portée par son enthousiasme aussi débordant que celui d'une adolescente, elle s'était lancée dans la confection d'une grande pièce montée dont elle était particulièrement fière. Le dessert était prévu pour une bonne trentaine de convives, mais elle savait mieux que personne que son fils mangerait pour vingt et que le reste des invités devraient se partager la part qu'il voudrait bien leur laisser.
« Venez, venez. Vous êtes en retard, certains invités sont déjà là. »Elle les conduisit à leur place, à savoir au beau milieu de ce « U ». Hogan disposait encore quelques couverts et accueillait les invités suivants sans pouvoir retenir une moue hilare de voir Jhérer en si bonne compagnie... en voilà un qui allait vite déchanter, pensa-t-il en débarrassant Démétrien de son manteau. La salle fut bientôt entièrement engloutie sous les bruits de conversations pourtant peu nombreuses, mais rendues confuses de part la proximité des convives. Parmi les réflexions déplacées auxquelles chacun s'attendait, il y eut pelle-mêle quelques interrogation sur «
comment leur bâtard de fils a pu trouver une femme assez gourde pour l'épouser », une autre en déduisit que «
lorsque l'on était un monstre, la moindre des choses était de ne pas se montrer très regardant sur la marchandise » alors qu'une troisième argumentait que «
les Elbereth étaient très réputés et que le Seigneur Manôlis lui-même se faisait livrer de chez eux, et que même si elle ne comprenait pas bien comment on avait pu laisser pareilles bestioles s'enrichir, il fallait bien reconnaître que cette petite sotte blonde s'était bien fait rouler dans la farine en épousant un raté de soldat ». Un vieil oncle avança même l'hypothèse que «
l'un ou l'autre avait dû faire l'objet d'une vente au marché aux esclaves de Balaïne, peut-être même les deux, et que c'était sans le moindre doute de cette façon qu'ils s'étaient rencontrés. ». Mais leurs médisances fut interrompues alors que Démétrien, enfin installé, réclamait le silence par un raclement de gorge.
« Mesdames, commença-t-il en adressant un sourire à madame Bougean,
Mesdemoiselles, son regard glissa vers quelques nièces occupées à faire les yeux doux à Jhérer,
Messieurs. Il salua Jake par un nouveau sourire.
Avant que les mariés ne prononcent leur discours, j'aimerai rappeler à tous que nous sommes réunis ici pour fêter le mariage d'Archélas, notre fils à Euthalie et à moi, avec Ceithli, fille de Sofiaa et Rhëanor ici présents, ainsi que pour célébrer leur amour. Cet instant est le leur, mais il est aussi celui de ceux qui les apprécient et qui partagent avec eux leur bonheur. Aussi, si cette union vous indispose, je vous invite à respecter la parole du prêtre et à vous taire à jamais... ou à prendre la porte. Les deux si cela vous parle. »L'un des frères de Démétrien se leva alors brusquement, manquant de renverser la table dans son mouvement. Affolée, Euthalie se fit toute petite sur sa chaise et s'obstina à regarder ses mains posées sur ses genoux, exactement comme elle l'avait fait lorsque son fils et son mari étaient entrés en conflit le jour où les deux jeunes gens étaient venus dîner chez eux. Comme si elle se sentait constamment fautive pour tout, elle semblait prier pour se faire oublier et disparaître subitement.
« Ah ? Parce qu'il n'est plus autorisé de dire ce que l'on pense au sein même d'une famille maintenant ?
_ Je reformule pour toi Adrien : ceux qui ne sont pas contents ne sont pas obligés de rester.
_ Ce n'est pas question de ne pas être content Démétrien, nous sommes tous choqués que tu ose marier ton fils à cette chose. À quoi t'attendais-tu en cautionnant une telle union ? J'ai honte de ton impiété. Qu'Alrik nous protège d'une telle hérésie !
_ Pour commencer, reprit Démétrien avec patience,
si par « tous » tu désigne ta table, la porte est juste au bout. Il y a ici des personnes tout à fait respectables qui ne semblent pas aussi choquées que tu peux l'être, si tu veux bien te donner la peine de regarder.
_ Tu me fais rire...
_ J'ajoute, le coupa-t-il aussitôt,
que ce mariage a été prononcé au sein même de l'un des sanctuaires d'Alrik. Ne crois-tu pas qu'Il aurait manifesté son désaccord s'il en avait éprouvé la nécessité ? Qui es-tu, Adrien, pour te substituer au jugement des Infinitudes, pour décider en leur nom ce qui est une hérésie ou non, et de quel droit édicterais-tu à la place de leur créateur lesquels de ses enfants méritent son affection ? S'il te plaît, garde-toi d'invoquer ta foi pour justifier ton intolérance, car c'est une insulte que de qualifier de monstre, de chose, ou de tout autre adjectif méprisant et en son nom ceux qu'Alrik lui-même a créé. »Adrien fusilla son frère du regard pendant une interminable minute avant de se décider à quitter la table. Furieux, il jeta sa serviette au milieu de son assiette et ordonna à femme et enfants de le suivre, outré, indigné, et fier de le faire comprendre haut et fort alors qu'il sortait en claquant la porte sous le regard paisible de Démétrien. Lorsque le silence revint, il se contenta d'un sourire tout à fait serein.
« Si d'autres partagent son opinion et souhaitent le suivre... Mais sans attendre de réaction, il se tourna vers son fils et l'invita à se lever d'un geste de la main.
Archélas, je t'en prie. »Le soldat se leva, encore sous le choc d'avoir assisté à cette rébellion que personne n'attendait de la part de son père. À ses côtés, Euthalie en avait les larmes aux yeux. Non pas de honte ou de tristesse comme cela était souvent le cas lorsqu'elle était victime des piques de la part de la famille de son mari, mais plutôt de gratitude. Toutes ces années passées à se taire et à subir le mépris à chaque occasion, à s'en vouloir et à prendre sur elle les reproches faits à Démétrien comme si elle en était la seule responsable... et en quelques mots les paroles de son époux lui avaient ôté ce poids colossal des épaules. Pour la première fois alors qu'elle était en présence des neveux, nièces, cousins et cousines à la langue trop fourchue, elle n'avait pas honte d'être la femme non méritante de Démétrien Ages, achetée sur un marché aux esclaves, sans famille ni richesse, sans noblesse ni honneur, une catin vendue comme une marchandise. Non, à cet instant elle était fière d'avoir su élever son fils à l'écart de cette mentalité étriquée, et heureuse qu'il ait trouvé en Ceithli une épouse qu'elle trouvait adorable. C'est donc un regard brillant de larmes de bonheur qu'elle posa sur le couple qui leur faisait face depuis leur place privilégiée.
« Euh... oui... Je... je voudrais remercier chacun d'entre vous d'être venu... Annonça Archélas avec un sourire maladroit, la voix un peu rauque sous le coup de l'embarras.
Mon père m'a fait répéter un discours très émouvant à vous réciter, mais j'ai bien peur de ne pas me souvenir d'un seul mot alors... Enfin, tant pis... Je suis content de partager ce moment avec ceux que j'aime... Baissant les yeux un instant, il sembla chercher ses mots, des bribes de son fameux discours lui revenant parfois mais de façon trop vague pour s'y appuyer. En fait, il réalisait qu'exprimer ses émotions lui était définitivement pénible... surtout devant un public !
Je tiens à remercier mes parents qui ont su accepter Ceithli, et qui ont fait preuve avec elle de la même générosité qu'ils ont toujours eu pour moi... et euh... Je voulais aussi remercier Rhëanor et Sofiaa pour leur gentillesse lorsqu'ils m'ont accueillit chez eux, et aussi pour me faire confiance. Je vous promets de prendre soin de votre fille. Leur sourit-il alors qu'il se détendait à peine, prenant grand soin d'éviter le regard de Jhérer.
Et merci d'être aussi gentils avec maman. Je veux aussi remercier Hogan qui s'est beaucoup occupé de moi quand j'étais enfant et que je jouais dehors... autrement dit toute l'année ! Je suis content que tu sois là. Et euh... je... Je veux dire merci à Ceithli pour tout ce qu'elle m'a apporté, et pour tout ce que je sais qu'elle m'apportera. Tu n'as peut-être pas un grand sens de l'orientation mais tu sais être là et... je ferai tout pour être là aussi. Je... Je sais que je ne pourrai pas être là tous les jours, et même si j'en serai malade chaque fois que je te laisserai derrière moi, ça me rassure de savoir que tu es assez grande pour te défendre toute seule et... je... c'est important pour moi... Et puis merci d'accepter mon métier pour ce qu'il est réellement. Je t'aime, et je ferai tout pour te le prouver, pour être à la hauteur et pour te protéger et... voilà... »Rougissant jusqu'aux oreilles, il se laissa brusquement retomber sur sa chaise. En fait, il avait horriblement chaud tout à coup.
« Je suis désolé, je t'aime, je le pense, mais ça m'ennuie de devoir le dire devant tout le monde... »Démétrien eut un sourire bienveillant tandis qu'Euthalie, les moins jointes sur sa poitrine, n'en finissait plus de pleurer de bonheur.