Pressant le pas, l'homme rejoignit Ceithli sans réellement faire attention à son comportement changeant. Pensant qu'il devait peut-être porter sur lui une odeur que l'odorat sensible de sa féline avait du mal à supporter, il la laissa prendre ses distances sans chercher à la rattraper ni à lui imposer sa présence. Il jeta toutefois un œil au sac de toile qu'il portait à bout de bras en se promettant de s'appliquer à tout nettoyer au mieux.
Ils furent arrêtés à quelques pas du lavoir par une femme qui revenait en sens inverse, et Archélas fut une nouvelle fois surpris de constater qu'à Banba, tout le monde semblait se connaître. Il perdit alors un peu de sa bonne humeur en réalisant que c'était loin d'être le cas à Ephtéria ou même à Aspasie. Dans ces deux villes, les voisins se parlaient peu et ne s'adressaient souvent la parole que par intérêt. La médisance, les on-dits, les potins allaient bon train. Combien de Nobles avaient invité le soldat à leur table dans l'espoir d'en faire leur larbin ? S'attirer la sympathie d'un homme de Livian était tout à leur avantage... mais pas de celui d'Archélas qui avait fini par refuser systématiquement toute sollicitation si elle n'émanait pas de l'un de ses supérieurs. Et ainsi les habitants des grandes villes se méfiaient-ils les uns des autres, craignant les lettres de cachet ou les rumeurs sur leur personne. Car là encore, une simple rumeur pouvait détruire une vie. Ici, tout semblait différent... peut-être trop différent pour Ceithli qui se voyait imposer cette nouvelle vie. Seraient-ils victimes de rumeurs eux aussi ? Leur couple y survivra-t-il ? Et lui, sera-t-il présent aux côtés de son épouse ou toujours en mission sur les routes ?
« Merci pour la planche. » lança-t-il lorsqu'il fut sorti de ses rêveries de force.
Il suivit ensuite sa féline jusqu'à la berge tout en se faisant la réflexion qu'il préférait la magie de Sayah à la technologie étrange des Atlantes de la Basse-Ville... et en voyant la jeune femme se pencher afin de plonger sa planche dans l'eau, il faillit hurler pour la mettre en garde. La bouche à demi-ouverte sur sa terreur passagère – et muette – il dû faire un effort impensable pour réussir à remuer de nouveau et alla s'agenouiller à son tour près de l'eau. Une sueur légère perlait sur ses tempes encore humides après son bain, et il eut beaucoup de mal à avaler sa salive alors qu'il déballait son uniforme.
« Tu devrais me laisser commencer. Proposa-t-il avec douceur alors qu'il s'empressait d'immerger ses vêtements dans le lit du canal. Je vais le rincer le plus possible pour faire partir le plus gros. L'odeur a l'air de te rendre malade, laisse. Je vais m'en charger. »
Habitué à nettoyer ses vêtements à mains nues et un peu n'importe où depuis des années, la planche à laver fut pour lui un luxe très appréciable et il se mit aussitôt à l'œuvre avec un enthousiasme presque enragé. À vrai dire, s'il n'avait jamais été très à l'aise avec l'eau, son appréhension de cet élément avait pris des proportions déraisonnables depuis l'attaque de Drakmonniss... il s'en rendait compte à présent qu'il y était confronté, mis à part lorsque le liquide était circonscrit dans une baignoire ou une marre de boue, il en avait franchement peur à présent. Cependant, un homme effrayé n'étant pas vraiment un homme, il s'efforçait de surmonter le vertige insaisissable qui le gagnait en se vengeant sur sa lessive. Fort heureusement pour la femme encore présente et occupé à frotter un grand drap blanc, Ceithli avait eu la bonne idée de se placer un peu en aval, et ainsi l'eau rougie par le sang de la Teigne alla se perdre plus loin sans entacher le linge de leur voisine.
« Il faudra peut-être creuser un puits près de notre maison si elle est isolée. Je nous vois mal faire l'aller-retour jusqu'au centre ville avec nos seaux d'eau. Surtout toi, pendant ta grossesse... »
Les mots lui avaient échappés, mais il était tellement concentré sur un moyen de détourner son esprit de ses angoisses qu'il ne faisait plus trop attention à ce qu'il disait.
« J'aurai bien aimé avoir une vache aussi. C'est un peu idiot mais je rêve d'en avoir une depuis que je suis petit. Tu sais les traire toi ? Oh, et des poules aussi, pour les œufs ! Ou un ragondindon, mais j'ai entendu dire que ça faisait des dégâts... Est-ce qu'on pourra voir un Orios aussi ? »
Il s'était redressé pour interroger la jeune femme du regard, se soustrayant de moitié à son calvaire. En fait, laisser libre court à ses idées farfelues le détendait un peu, même si ça le faisait passer pour un incorrigible gamin... qu'il était ! Mais ses sourcils se froncèrent sur un air inquiet en croisant le visage las de Ceithli.
« Toujours des nausées ? Je ne sens pas bon ? J'ai frotté pourtant... »
Joignant le geste à la parole, il se mit à renifler ses aisselles sous le regard médusé de leur voisine dont le drap était propre, mais qui s'amusait beaucoup en leur compagnie.