Le regard du soldat bondissait d'un champ à l'autre alors qu'ils faisaient route vers la fameuse boucherie Elbereth. Un panneau de bois où étaient indiquées la gare et la boucherie le fit sourire. Manifestement, la boutique était suffisamment réputé pour mériter une enseigne. Dans les enclos, de petits troupeaux de vaches à huit cornes partageaient leur pâture avec quelques Zakûs à la retraite. Loin des élevages en batterie que les Astalans avaient jadis multipliés sur Terre, seule comptait à Banba la qualité des aliments, et non la quantité déraisonnable. Un vieil homme occupé à réparer une araire salua Ceithli avec un sourire, et Archélas avec inquiétude. L'uniforme, sans-doute, bien que la jeune femme soit pendue à son bras comme sa femme davantage que sa prisonnière. À perte de vue, les plaines aux herbes dansantes, et par instant l'ombre fantomatique d'un paysan occupé à faucher la brume.
Sur la droite, un grand carré de Croque-Mitaines se balançait mollement au vent. Archélas les regarda d'un air effaré. Les céréales atteignaient une hauteur impressionnante faute d'avoir été récoltées à temps... D'un autre côté, il était compréhensible que personne n'ait osé s'y frotter. En fait, Archélas frissonna en passant près des semis qu'il lui sembla entendre grogner... Il n'avait eu à faire à cette plante qu'une seule fois dans sa vie lorsqu'il était enfant. Leur domestique – Hogan – en avait planté un petit carré pour lui montrer ce dont il s'agissait. Arrivées à maturité, les plants l'avaient mordu ! Il détourna le regard afin de se concentrer sur sa destination. Planter tout un champ de cette saleté... non mais vraiment...!
Ceithli le tira de ses pensées absurdes, ce qui lui fit réaliser qu'ils étaient arrivés.
« Je me sens comme un agneau qui entre dans la boucherie d'une famille de guépard... » sourit-il.
Tout aussi inquiet que Ceithli, il préférait s'attarder sur des détails insignifiants du paysage comme par exemple une clôture mal arrangée afin de se vider entièrement la tête. Le mieux – selon lui – était de ne s'attendre à rien, d'improviser et d'être lui-même. Hors de question de se jouer cette rencontre à l'avance, car rien ne se passait jamais comme prévu... surtout pour lui ! Et ainsi ne fut-il pas déçu de voir apparaître cette femme qu'il n'avait pas osé imaginer.
Toute aussi blonde que Ceithli, elle portait sous ses paupières les onyx propres à ceux de son peuple. Un sourire franc et doux éclairait son visage étonnamment jeune, rassurant aussitôt Archélas qui lui sourit en retour. De son avis, toutes les mamans de Nideyle devaient porter en elle cette petite aura magique qui faisait qu'on leur faisait immédiatement confiance et qu'on avait envie de se blottir dans leurs bras ! Lâchant la main de sa compagne dans l'idée de se saisir de l'une de celles de sa mère pour l'embrasser – comme il l'avait fait pour Ceithli la première fois à Aspasie – il se retrouva pris au dépourvu dans l'étau chaleureux des bras de Sofiaa sans avoir eu le temps de réaliser ce qui lui arrivait. Surpris, il n'osa plus bouger et se laissa étreindre ainsi quelques secondes, trahissant un air embarrassé lorsque la jeune femme le libéra enfin... ou presque. La surprise passée, il s'amusa de cette familiarité et décida de s'adapter au mieux à ces nouvelles règles dont il ne connaissait rien.
Oui... tout ici était différent des mœurs des grandes villes...
« Je vous remercie de bien vouloir me recevoir... et je suis flatté d'apprendre que j'ai une bonne tête ! » ne put-il s'empêcher de rire.
De façon tout à fait curieuse, toute notion d'angoisse l'avait déserté. Ne subsistait plus que ce masque de lui-même qu'il présentait chaque fois qu'il faisait connaissance, celui-là même qu'il avait revêtu pour Ceithli la première fois à l'auberge d'Aspasie. Aimable sans se montrer trop prévenant, curieux sans être inquisiteur, enthousiaste sans se montrer naïf, assuré sans arrogance. Comme s'il mettait les pieds en terrain ennemi, prudent et attentif. Il jeta un regard vers sa compagne et lui offrit un sourire à la fois confiant et amusé. Maintenant qu'il y était, il commençait à comprendre d'où sa féline tenait sa spontanéité et son sens du contact. Contact qui le rassurait quant à la suite des évènements. En fin de compte, ce ne serait peut-être pas aussi terrible qu'il le craignait... Se pourrait-il qu'il ait de la chance, pour une fois ?
« Elle est très jolie ta maman... » souffla-t-il à sa compagne avant de se glisser à l'intérieur.
Le parfum délicieux d'un repas déjà perceptible depuis le pas de la porte se fit plus savoureux encore une fois à l'intérieur. Par réflexe, Archélas observa un peu les lieux. Il reconnu la première pièce comme le local de la boutique – impersonnel quoi que chaleureux – et suivit Sofiaa jusque dans la cuisine où une table avait été dressée. Aussitôt, il chercha Ceithli du regard comme s'il espérait trouver les réponses à son étonnement sur son visage. La pièce était vaste. En fait, c'était la première fois qu'il voyait une cuisine agencée de cette manière, lui qui était habitué aux grandes salles à manger ou même aux salons tandis que les domestiques s'affairaient à la cuisine. Ici, tout se faisait dans la même pièce ! C'était presque embarrassant puisqu'il pouvait voir Sofiaa cuisiner alors qu'il allait être assis à ne rien faire... Oui, sur ce point là, c'était encore mieux de ne pas voir la cuisine afin de se donner bonne conscience... Mais à peine le soldat s'était-il accommodé de cette drôle de particularité des lieux qu'un homme surgissait à sa suite, lui faisant oublier jusqu'à l'endroit où il se trouvait.
Le père.
L'autorité.
Sa plus grande menace à l'heure actuelle.
« Enchanté. Lui répondit Archélas en lui serrant la main avec une assurance inespérée compte tenu de la situation. Archélas Ages en effet. J'espère qu'elle n'a pas dit trop de mal de moi... »
Il se tourna de nouveau vers sa compagne pour lui lancer un clin d'œil espiègle, s'étonnant lui-même de se découvrir si à l'aise. Une qualité qu'il tenait en réalité de son père. Dans une autre vie, le soldat aurait pu être négociant ! En fin de compte, ce n'était pas plus difficile que de se présenter en audience devant ses supérieurs... les Elbereth étant considérablement plus agréables que le Seigneur Manôlis ou le Roi Livian d'Ephtéria ! Laissant Ceithli s'asseoir en premier, il l'installa en lui avançant sa chaise avant de prendre place là où Rhëanor l'invitait à le faire. Son regard se reporta sur sa féline qui s'était relevée pour faire le service, ce qui lui rappela brièvement l'un de ces nombreux repas pris sur le Hart Nacré où elle avait dû s'acquitter des mêmes tâches. Sur le moment, il crut sentir le sol frémir sous sa chaise, le fantôme de Drakmonniss frappant à la porte de ses souvenirs. Heureusement, la question de Rhëanor le tira de ses cauchemars.
« Je suis de passage. Se lança-t-il avec une aisance déconcertante, comme s'il connaissait son peut-être futur beau-père depuis des années. De retour de mission pour sa Majesté le Roi Livian d'Ephtéria et en service pour votre Seigneur Manôlis. Des affaires de soldat... » ajouta-t-il avec un sourire.
Il jeta un bref regard en direction de Ceithli comme s'il cherchait son approbation avant de reporter son attention sur son assiette où le narguait une très belle part d'un repas qui lui sembla un festin. Quoi de meilleur après des mois à manger n'importe quoi sans assaisonnement ? Levant le nez de son assiette, il remercia Sofiaa d'un hochement de tête et attendit que tout le monde se soit installé pour se jeter – avec autant de mesure que possible – sur la nourriture.
« C'est vraiment délicieux, je crois que je n'ai rien mangé d'aussi bon depuis des années. La réputation de votre établissement n'est pas volée ! » s'exclama-t-il après quelques bouchées.
Il en profita pour surveiller Ceithli et sa tendance à faire des mélanges effarants. Depuis que deux personnes de la Basse-Ville et des Ghettos avaient deviné son état de santé grâce à ce seul comportement, il angoissait à l'idée que Rhëanor puisse soupçonner le pot aux roses avant qu'il ait eu l'occasion d'aborder le sujet lui-même. L'ennui, c'est qu'il n'avait aucune idée de la manière d'annoncer tout cela. L'enfant, le mariage, la maison... Aussi la discussion bifurqua plutôt sur diverses banalités allant de ce champ de Croque-Mitaines non récolté à l'invasion de Teignes dans la région, en passant par le tableau des missions de la ville. Bientôt à court d'idée pour alimenter la conversation, Archélas se lança ensuite dans une envolée de questions sur l'architecture de la maison dont il s'étonnait, et qui l'intéressait sincèrement. Peut-être même un peu trop...
Jouant à joindre ses doigts, les coudes sur la table, Archélas observait Rhëanor comme s'il s'agissait d'un adversaire redoutable à une partie de cartes, cherchant à évaluer ses chances de survie pour la suite à venir. Le plat principal avait rencontré un tel succès qu'il n'en restait plus grand-chose, et un silence étrange s'installa entre les deux hommes.
« Je me demandais... Son regard passa de Rhëanor à Ceithli, puis de Ceithli à la sortie la plus proche, puis de nouveau son attention se fixa sur Rhëanor. Je me demandais si vous accepteriez de me donner la main de votre fille. »
Ça... c'était fait. Restait à lui annoncer la grossesse et leur projet de s'installer à Aspasie...