Où est-ce qu'ils allaient, elle en avait de bonnes !
« Au poste ! Où tu veux qu'on aille ? »
Les gosses d'aujourd'hui, aucun plomb dans la cervelle. Il s'arrêta quand-même au moment où il croisa son regard. Autant dans l'ombre il n'avait pas trouvé ça plus bizarre que l'une de ces modes stupides qui consistait à se greffer des billes de métal sous la peau, autant à présent qu'elle avait séché ses p'tites larmes, c'était limite flippant ces yeux noirs. Viktor en fronça même les sourcils, c'était pour dire. Maintenant qu'il y pensait, il était quasiment sûr d'avoir lu un truc à ce sujet. Un vieux rapport chiant comme la pluie peut-être ? Ça ne lui avait pas laissé un souvenir si fulgurant que ça... à moins que... Ah si ça lui revenait ! La bave du machin qu'il avait capturé devant le « 114 ». Sa fille l'avait identifié comme de la morve de Morphe, et il avait fini par passer la nuit à la médiathèque pour piger ce qu'étaient ces foutues bestioles. Lui qui avait toujours été persuadé qu'il ne s'agissait que d'un mythe... et pour cause, ils ne se montraient pas beaucoup. En même temps quand on voyait ce qui était arrivé à 398JH, c'était un peu normal. Lui non-plus viendrait pas se vanter d'être un Morphe s'il en était un. Déjà que rien qu'à cause de son Pelel'je il avait la tronche en travers... sans parler des bétastéroïdes qui lui brûlaient les muscles dès qu'il s'en servait... et comme il s'en servait plus que de sa cervelle...
Bref !
Tout ça pour dire que la gamine ferait pas de vieux os au commissariat, selon lui. Oui mais il s'était promis de faire son boulot correctement. Oui mais la gamine était la victime dans l'histoire, qu'elle vienne ou non... Oui mais pour l'enquête on voudrait l'entendre. Oui mais elle était Morphe. Et merde ! Solution numéro un : embarquer les deux bouffons pour le commissariat et les foutre en garde à vue. La Morphe porterait plainte. Elle attirerait immanquablement l'attention sur elle et elle aurait pas le temps de sortir qu'elle finirait embarquée par la fourrière scientifique. Solution numéro deux : la relâcher dans la minute et lui éviter une pluie incessante d'abrutis finis qui n'allaient pas manquer de lui demander de se changer en bisounours sous leur nez. Qu'est-ce qu'il risquait, si elle lui filait entre les doigts par inadvertance ? Pas grand chose à vrai dire.
« Ok, vu. Fit-il à son attention. Je refourgue ces deux guignols au poste frontière le plus proche et j'vois c'que j'peux faire pour toi. »
Viktor jouant les gentil, ça pouvait paraître bizarre mais ça arrivait de temps en temps. Presque aussi souvent que les éclipses totales. Reprenant sa route en entraînant ses deux prises avec lui – la gamine suivant derrière comme un gentil toutou – il se dirigea vers la Basse-Ville sans hésiter. Fallait dire aussi qu'elle se voyait de loin, avec le Dôme au-dessus comme une grosse cloche à fromage. Comme quoi c'était bien pratique ce truc, ne serait-ce que pour se repérer. Il ne tarda pas à trouver un poste-frontière et s'y dirigea tout droit, sortant sa plaque comme le cliché d'un vieux film pourrit. Il eut à faire à un petit jeune qui n'avait pas l'air de le connaître, et c'était tant mieux. Ça faisait toujours une vanne en moins à avaler, ses collègues lui en balançaient suffisamment comme ça.
« J'te les laisse, le P.S.C. viendra les chercher. T'as qu'à mettre mon nom. Non, un K à Kobalt. Et tentative de viol dans les chefs d'inculpation. J'leur ferai mon rapport en rentrant, ils ont l'habitude. J'm'occupe de la gosse. »
Il tourna machinalement la tête vers elle pour la désigner du menton, s'assurant du même coup qu'elle n'avait pas disparu dans la nature. On ne savait jamais, vu qu'elle avait son blouson... Et puis Viktor aurait pu s'en tenir là et envoyer les trois en garde à vu, mais allez savoir dans sa cervelle de grand gorille, il avait envie d'être sympa. Pour une fois. Ça pouvait être intéressant de savoir s'il était un blaireau de père uniquement avec sa fille ou avec tous les gosses sans exception. Alors l'expérience se tentait, non ? Prenant congé du jeune employé du poste-frontière d'un geste de la main, ni une ni deux, il se remit en route et s'engouffra dans les rues lumineuses de la Basse-Ville. La nuit tombait et les passants se faisaient de plus en plus rares... et de plus en plus louches ! Direction le quartier nord, les zones dortoirs comme on les appelait. Un enchevêtrement d'appartements pas dégueulasses mais tristes à mourir. Il n'y avait là que peu de commerces, ce qui donnait un aspect « ville fantôme » au quartier. Des rues perpendiculaires sur une carte parfaitement cadrillée, des bâtiments identiques en quinconce. Non, décidément, les architectes devaient être déprimés le jour où ils avaient bâtit ces trucs. En attendant, c'était chez lui. Sa p'tite zone de non droits, et il y dirigeait la gamine comme s'il s'agissait de la sienne.
Combien il pariait qu'il se mettait dans la merde ?
Viktor tourna à un angle et s'engouffra dans un bâtiment au hasard – tout du moins était-ce l'impression qu'il donnait. Pas d'ascenseur, mais peu d'étages. Quatre à tout casser, jamais un de plus, et c'était tant mieux parce qu'il habitait justement le quatrième. Il tourna la clé dans sa serrure, lâchant dans le couloir vide un juron à l'attention de son voisin qu'il avait entendu se coller à son judas. Saloperie de commère. Le mieux étant encore de ne pas s'attarder à la vue des mauvaises langues, il se retourna pour inviter la petite à entrer. Tiens, maintenant qu'il y pensait, il savait même pas son nom.
« J'ai des vieux fringues de ma gosse, doit bien y avoir un truc à ta taille... »
Qu'elle entre ou qu'elle se tire, il était nase de toute façon. Les planques jusqu'à pas d'heure, c'était plus de son âge.