Vivant. Il était vivant après cinq cents mètres de brasse coulée, de tasses, de paniques et de semi-noyades. Épuisé mais bel et bien vivant. Et alors qu'il reprenait son souffle, étalé dans le sable de tout son long, et que son cœur se calma enfin, il entendit de nouveau les commentaires du public et tressaillit. Mince ! Son pantalon ! Remuant les bras devenus douloureux après sa traversée à la nage – il n'arrivait toujours pas à croire qu'il avait été capable d'un tel exploit – il dénoua son vêtement qui lui avait servit à maintenir le panier sur sa tête et se leva pour l'enfiler. Il perdit plusieurs fois l'équilibre, avançant à cloche pied pour éviter la chute. Le tissu était mouillé et lui collait à la peau, le rendant difficile à remettre et assez désagréable à porter. Quant au contenu du panier, il fallait bien admettre qu'il était en piteux état après avoir coulé avec son porteur. En fait, il pouvait dire adieu à la farine...
Une fois habillé, Kjeld ramassa les ingrédients échoués dans le sable et remis le tout dans le panier, puis reprit sa route. L'étape suivante consistait à récupérer des noix de coco. Sauf qu'il n'avait jamais vu une noix de coco de sa vie ! Heureusement, un dessin représentant le fruit avait été laissé à côté des instructions de l'étape, et il le mémorisa tant bien que mal. Les bonnes nouvelles s'accompagnant hélas bien trop souvent d'une mauvaise, il ne savait toujours pas à quoi pouvait bien ressembler un cocotier ni où étaient situés ses fruits... Alors il s'avança mollement sur l'île, fouillant les buissons à la recherche de ces grosses balles jaunes-vertes. Jusqu'à ce qu'un gros insecte ne vienne s'écraser sur sa nuque. Surpris, le jeune homme se retourna et découvrit non pas un insecte à ses pieds mais... une noix ? Le temps de se poser des questions, une seconde noix l'atteignit à la tempe et un frémissement se fit entendre dans les branches hautes. En levant les yeux, il vit un singe, un bras contre lui chargé de noix et l'autre y piochant chaque fois pour s'en servir de projectiles. Et lorsque l'animal se sut repéré, il éclata d'un rire tonitruant qui attira ses petits camarades sur les lieux...
Résultat, en quelques secondes à peine, Kjeld devint la cible d'une véritable pluie de noix à laquelle se mêlait divers autres objets. Des morceaux d'écorces, des pierres, et un énorme fruit rouge qui éclata en une myriades de grains ronds et poisseux : les singes lançaient même des grenades ! D'abord stupéfait, le gamin fut bientôt contraint de courir en se protégeant le visage de ses bras, car les plus gros projectiles faisaient vraiment mal et les singes n'y allaient pas de main morte. Oubliant totalement son objectif, il fonça tout droit et traversa plusieurs buissons jusqu'à sortir du couvert des arbres et se retrouver face au terrier à bout de souffle. Là, il en profita pour respirer et posa son panier. Il réfléchissait à la manière de réussir cette nouvelle épreuve, mais apparemment, il n'avait pas d'autre choix que de se laisser bombarder pendant qu'il cherchait. Il jugea toutefois plus prudent de laisser son panier ici, en espérant qu'on ne le lui vole pas. C'était peu probable en vérité, puisqu'il était définitivement seul sur le parcours. Il ne risquait donc pas grand chose.
Il s'accorda encore une minute pour reprendre son souffle avant de se retourner et de marcher vers la forêt. Il avança sur la pointe des pieds de crainte d'attirer l'attention des singes qui semblaient s'être dispersés, mais c'était sans compter sur le petit malin du début qui l'épiait sans arrêt et qui donna une seconde fois l'alerte. Aussitôt, les arbres se remirent à frémir et la forêt s'anima de cris et de rires déplaisants, Kjeld courant pour éviter de devenir une cible trop facile. Il lui fallu à peine une dizaine de minutes pour se retrouver couvert de différents jus de fruits de la tête aux pieds. Mangues, grenades, fruits de la passion. Certains fruits étaient même préalablement ouverts avant d'être jetés par les singes, pour être sûrs de faire mouche à tous les coups. Leurs hurlements hystériques résonnaient si fort que le gamin n'entendit rapidement plus les éclats de rire du public. Courbé en deux afin d'offrir son dos plutôt que son visage en cible, il fouilla encore les buissons et leva parfois la tête pour inspecter les arbres, ce qui lui valu de recevoir une cosse gigantesque en pleine face. Il cria de douleur avant de s'écrouler en arrière, son coccyx lui rappelant cruellement qu'il n'était pas tellement d'accord pour amortir les chocs à chaque fois. Et comme si souvent, il sentit les picotements partir à l'assaut de ses paupières, les sons s'étouffer et...
Pourvu que son Pelel'je prenne le relais...
Tout ce dont il se souvint avant de sombrer fut qu'il avait chaud et qu'un liquide visqueux lui recouvrait les cheveux, dégoulinant dans son col sur sa poitrine et jusque dans son pantalon. Ensuite, il n'y eut plus rien. Sayah avait-il prévu une arcane pour cela également – et dans ce cas Kjeld aurait vendu son âme pour se la faire tatouer sur le front – mais curieusement son Pelel'je ne se manifesta pas. Pour la première fois en vingt-et-un ans, il demeura muet et inactif, laissant son porteur se faire malmener par des singes rendus fous furieux par la caféine. Tant et si bien que lorsque le gamin rouvrit les yeux, il se retrouva plongé dans un silence parfait, seulement perturbé par un public de plus en plus hilare. Où étaient les singes ?
« Aïe ! »
Alertés par la manifestation orale de Kjeld à la douleur, les singes sursautèrent et grimpèrent dans leurs arbres plus rapidement que... que des singes, gloussant de leurs âneries. Car ils avaient profité de l'inconscience du jeune homme pour lui refaire une coupe de cheveux, et ainsi arborait-il à présent une quantité impressionnante de nattes qui le faisait ressembler à un Rasta, des plumes et divers objets plus ou moins décoratifs en plus. Son nez avait saigné abondamment et le faisait souffrir. Se relevant les larmes aux yeux, il jeta un regard plein de rancœur aux singes qui n'arrêtèrent pas de s'amuser pour autant et qui reprirent bientôt leur jeu de fléchettes favori. Seulement là-haut, Kjeld venait de repérer un gros fruit jaune et vert comme dessiné au début de l'étape... le tout était de pouvoir le cueillir. Grimaçant puisqu'il était redevenu la cible de tous les projectiles insolites du coin, il s'approcha pour saisir le tronc à bras le corps. Il avait déjà vu un homme monter sur un mât de cette manière... et espérait pouvoir en faire autant. Alors il commença. Bondissant sur ses jambes, il entreprit d'enrouler ses genoux autour du tronc mais glissa, se rattrapant de justesse pour ne pas tomber. Son coccyx n'aurait pas aimé. Il ferma les yeux. Le tronc commençait à devenir aussi poisseux que lui mais il ne voulait pas renoncer, habité d'un entêtement assez curieux compte tenu de son caractère. Il prit une profonde inspiration et fit une seconde tentative, mais cette fois, il serra les jambes avec force autour du tronc. À sa grande surprise, il ne glissa pas. Il ne lui restait plus qu'à grimper.
Problème : il avait du prendre son élan depuis le sol pour se retrouver dans sa position actuelle. Et pour la suite ? S'il lâchait ses mains, il tomberait en arrière. Alors il n'en lâcha qu'une seule qu'il remonta juste au-dessus de ses épaules, puis il remonta la seconde. Deuxième problème : comment faire remonter ses jambes ? S'il les desserrait, il lâcherait fatalement prise. À moins de monter par « bonds ». Mais troisième problème : ses bras et ses jambes tremblaient et ses muscles le brûlaient. Après sa traversée et sa course folle à travers les arbres, il était totalement vidé de ses forces. Il essaya tout de même de monter et serra les dents, et les genoux, mais lorsqu'il voulu se hisser il glissa et se retrouva affalé sur le dos, sa tête heurtant durement le sol. Et les singes n'en finissaient pas de rire aussi fort que le public.
Les bras devant son visage, Kjeld se protégea encore des projectile, et personne ne vit qu'il pleurait de fureur contre lui-même, parce qu'il était incapable de venir à bout de la troisième étape. Il n'était qu'un raté. Il n'était pas fait pour les concours. Il n'arrivait pas à la cheville des autres participants. Alors il roula sur le côté et se mit à genoux, gémissant sous la douleur qui se réveilla après sa traversée de la banquise dans la même position. Et au moment où il allait s'avouer vaincu et tout abandonner... il écarquilla les yeux de stupeur. Le fruit qui l'avait assommé quelques minutes plus tôt...
Réalisant sa chance, le gamin se leva et ramassa l'énorme fruit puis, sans demander son reste, fit demi-tour ventre à terre comme un halfback avec son ballon, et marqua un essai en se jetant littéralement sur son panier...