Archélas lui sourit tristement, diverses émotions traversant son regard. Ceithli n'avait pas tort, et il n'aurait pas été étonné de s'entendre traiter d'imbécile. Il s'en voulu. D'une part parce qu'il se mettait sottement en danger et d'autre part parce qu'en cachant la vérité à la jeune femme, il la rendait complice de sa stupidité. Il était un peu honteux de son forfait mais soulagé de la décision que Ceithli avait prise pour lui, un peu aux regrets de ne plus l'avoir près de lui mais heureux qu'elle lui prouve qu'elle tenait à lui, un peu inquiet de la savoir courir alors que lui serait à cheval mais rassuré à l'idée qu'ils seraient plus rapides ainsi... Il se laissa embrasser puis l'attendit, attentif à chacun de ses gestes. Il aurait été bien incapable de dire pourquoi ses transformations le fascinaient autant. D'autres auraient sans-doute trouvé cela horrible ou dégoûtant. Lui n'y voyait qu'une puissance bestiale, féline, délicate. Pas Nemesis apparemment, qui commença à s'agiter en apercevant la silhouette sournoise du fauve à quelques pas. Heureusement, Ceithli décida d'ouvrir la marche, pressentant sans-doute que la jument n'apprécierait pas de se sentir traquée si elle s'était contentée de la suivre. Ou bien alors craignait-elle de succomber à ses instincts de prédateur et d'attaquer l'immense steak qui la précédait si jamais Nemesis partait devant ? En tous les cas, l'ordre du départ convenait à chacun et sentant la bride lui être rendue, la monture d'Archélas s'élança joyeusement en avant, trop heureuse d'être libre de se dégourdir les jambes avec le poids de la jeune femme en moins sur le dos !
Ils galopèrent à vive allure un long moment avant de ralentir le rythme. Et si Nemesis pêchait par sa petite taille et une vitesse limité – surtout comparée à un guépard – de nombreuses années sur les routes avaient entretenu son endurance et ainsi fut-elle en mesure de suivre sans perdre de temps en phases de repos interminables. Au trot la majorité du temps, c'était pour elle un long footing à travers les plaines. Des nuages de vapeurs s'élevaient de la gueule du guépard comme des naseaux de la jument, et de la bouche d'Archélas qui n'en était pas moins fatigué par cette chevauchée soutenue et bien trop longue sans Ceithli dans ses bras... Aussi, lorsque l'après-midi fut bien entamée, il s'apprêtait à réclamer une pause pour lui et sa jument lorsque le félin prit les devants. Épuisée, Nemesis ne chercha même pas à feindre l'affolement devant le prédateur qui la menaçait. Le soldat, lui, mit pied à terre aussitôt et dessella sa monture en un temps record, la lâchant ensuite dans la nature pour qu'elle aille récupérer à sa manière... autrement dit en broutant tout ce qu'elle put !
« Cinquante litres ? Ça ne pèse rien, tu es sûre ? » s'étonna-t-il en jetant sa pèlerine sur les épaules de Ceithli.
Il lui adressa un sourire fatigué et but à son tour, jetant ensuite un œil à travers le goulot comme un enfant qui cherche le « truc » d'un magicien. Mais il ne vit rien et dut se résoudre à abandonner ses investigations puériles. Décrochant ce qui restait de son cuissot, il s'écroula plus qu'il ne s'assit, s'étonnant encore de voir de la nourriture sortir d'une bête corne d'abondance. Décidément, il allait de surprise en surprise. Il sourit à son tour, songeant qu'il devrait peut-être faire ce genre d'acquisition à l'avenir. L'outre particulièrement, l'intéressait. Il s'allongea afin de se gorger d'air frais plus facilement et tourna la tête vers la jeune femme, réajustant la cape.
« Ne vas pas attraper froid... reste couverte tant que tu récupère. »
Il chercha sa main qu'il serra dans la sienne un moment en silence. Et lorsqu'il sentit les premiers fourmillements du sommeil le gagner, il se redressa et se massa la nuque, s'obligeant à émerger. Il restait encore de la route à faire... Il mangea donc avec appétit, picorant à peine dans la main que lui tendit Ceithli lorsqu'il remarqua la petite quantité que générait son objet étrange et se rabattant plutôt sur le cuissot qu'il distribua généreusement à la jeune femme.
« Si je me souviens bien, après ta livraison à Aspasie tu avais l'air assez motivée pour avaler un bœuf entier. Lui sourit-il. Mange, je nous ravitaillerai une fois en ville. »
Le reste du repas se déroula dans un silence las, les deux jeunes gens éprouvant chacun une fatigue conséquente. Ils ne laissèrent cependant passer qu'une heure courte avant de se décider à reprendre la route. Leurs affaires soigneusement rangées, Archélas insista cette fois pour charger les effets de Ceithli sur la selle, arguant qu'à peine cinq kilos supplémentaires ne gêneraient pas sa monture. Il rangea la tunique de la jeune femme dans la fonte la plus rapidement accessible avant de repartir à grand train, Nemesis suivant le guépard comme son ombre. Et le soleil poursuivit sa course imperturbable, s'échouant à l'ouest dans des lueurs de feu et d'or avant de disparaître totalement. Les deux lunes de Nideyle revêtirent alors leurs robes diaphanes, donnant un peu de lumière sur les plaines devenues bleutés. Quelques animaux crépusculaires furent surpris par l'étrange convoi et cédèrent leur place à des créatures nocturnes plus timides qui détallèrent à leur approche. Les heures s'étiraient à n'en plus finir, glaciales à présent que l'astre diurne ne les réchauffait plus, solitaire à mesure que Ceithli disparaissait dans les herbes hautes, son corps mince se fondant à la végétation.
« C'est... »
Un simple mouvement des doigts sur les rênes fit s'arrêter Nemesis d'un seul bloc. Plissant les yeux comme en plein soleil, le capitaine observait un point d'horizon sans parvenir à distinguer clairement ce qui l'intéressait. Et pourtant, il lui semblait avoir reconnu l'éclat si particulier du métal avant que les nuages ne viennent projeter leurs ombres immenses sur les plaines, plongeant nos trois voyageurs dans une obscurité poisseuse. À bout de souffle sur sa jument, Archélas sortit la tunique.
« C'est le moment de vérifier l'efficacité de ce tatouage... dis-moi, est-ce bien un train que j'ai cru voir en gare d'Aspasie ou mon imagination me joue-t-elle des tours ? »
Il fallait dire, pour sa défense, que le voyage se révélait plus éprouvant qu'il ne l'aurait cru, le guépard lui imposant un rythme qu'il n'avait pas l'habitude de tenir. Alors oui, peut-être était-il pressé d'arriver et voyait-il une gare où il n'y en avait aucune, et un train là où il était supposé être resté bloqué à Guttenvald. En tous les cas, ils ne devaient plus être très loin de la ville à présent.