Était-ce un rêve ? Peut-être. La douleur semblait moins cuisante sur sa poitrine, mais autre chose s'agitait en lui. Des images, fugitives, secouaient son esprit. Deux yeux dans la nuit. Un sombre, un clair. Un marron, un bleu. Dans les deux, la colère fixée sur lui, et ce désir tant de fois observé de mettre fin à ses jours. Puis les images se bousculèrent, éparpillées par un tourbillon de lumière. Les paupières s'ouvrirent sur le plafonnier qui irradia les pupilles du jeune homme et avant qu'il ait eu le temps de reprendre pleinement conscience, son sein gauche se contracta, lui arrachant un hurlement de douleur. Celui-là, il ne l'avait pas senti venir, et n'avait pas pu le museler. Où était-il ? Comme lorsqu'on se réveille la première fois dans un lieu inconnu, une seconde de panique s'empara de lui, mais ne fut pas chassée. Elle se renforça au contraire, attisée par le constat qu'il était prisonnier. Un point douloureux contre son estomac lui interdisait de bouger, le genou de Vrass, et le poids de son corps par dessus. Et sa main maintenant son épaule au sol... non. Non, pas le sol. La brûlure fit passer un train de souffrance derrière ses paupières. Il voulu repousser le tatoueur, mais ses bras rencontrèrent une résistance inattendue. Il bascula la tête en arrière, rivant ses yeux révulsés d'horreur sur les ceintures qui l'empêchait de se protéger, à défaut de se défendre. Attaché. Encore. Comme un déclic, comme une étincelle amorçant l'incendie de la panique, ne laissant plus de place qu'à la folie.
« NON ! NON ! NON !!! »
Il tira sur ses bras comme une bête enchaînée, remonta ses jambes, poussa sur ses cuisses, cherchant à se soustraire au joug du Winghox au-dessus de lui. Toute raison l'ayant définitivement quitté au profit d'une terreur sans nom. Et il hurlait à se faire entendre jusqu'à l'autre bout des Ghettos, s'écorchant la voix chaque fois plus cruellement. Le bassin animé de spasmes défensifs, hurlant encore, hurlant tant qu'il pleurait, ses sanglots se mêlant à ses cris d'agonie. Car il agonisait sous la brûlure virulente de l'encre sur sa peau, comme un millier d'aiguilles chauffées à blanc lui transperçant le cœur, juste au-dessous. Un cœur qui ne battait que trop violemment, trop vite pour soutenir ce rythme plus longtemps. Les poumons à feu et à sang, il hurlait. Rien n'était plus douloureux que la torture que lui infligeait le tatoueur. Ni son dos à vif sur le bois de la table, ni les hématomes sous le cuir des ceintures à ses poignets, ni les déchirures de ses muscles à trop tirer pour se libérer. Il n'arrivait plus même à se demander ce qu'il avait pu faire qui méritait pareil châtiment, ni pourquoi le sort s'acharnait ainsi contre lui. Il n'y avait plus qu'une douleur blafarde qui le poignardait à répétition, sans s'arrêter, sans lui laisser la moindre chance, jusqu'à ce qu'enfin, l'un des pieds de la table ne cède dans un craquement lugubre. Était-ce le bois ou l'articulation de son épaule... sans-doute un peu des deux...
Le poids sur son estomac se fit plus appuyé tandis que celui sur son épaule disparaissait subitement, puis plus rien. Seulement l'éclair rougeoyant dans le sillage de Vrass qui s'éloignait. Hébété un instant, Kjeld était secoué de sanglots douloureux et plaintifs, la voix brisée par ses cris. Il hoquetait et tremblait, fixant des yeux le plafonnier vaporeux derrière les larmes qui inondaient son visage. Il avait mal, mais il ne trouvait plus la force pour remuer encore. Il n'entendit même pas Vrass, n'interceptant que des sons étouffés, frémissant à peine au contact de la glace sur ses brûlures. Mais rien n'arrêtait la douleur, et à nouveau la volute à l'odeur irritante s'éleva dans la petite pièce.
Combien de minutes s'écoulèrent ainsi ? Suffisamment pour permettre au jeune homme de reprendre un semblant de conscience. Il voulu remuer, mais son épaule resta clouée au sol sous le coup d'un mal fulgurant. Démise ou muscle déchiré, au choix. Il frissonna de douleur. Ses sanglots s'étaient apaisés. Pas les battements de son cœur, et son souffle demeurait encore précipité. Ses larmes avaient séchées sur ses tempes. Sa gorge l'irritait. Il remua les doigts de sa main encore prisonnière de la ceinture, espérant sans-doute que cela l'aiderait à s'en détacher tout seul, comme par magie. Et les évènements lui revinrent dans le désordre. Le baume, les dessins épinglés sur les cloisons, les yeux vairons où couvait la rage, le fauteuil, ses genoux heurtant le sol, l'air glacial de cette fin d'hiver lorsqu'il avait traversé les Ghettos, la devanture du Ghet'too, le loup-garou. Il n'y avait pas un vendeur dans cette boutique ? Il tourna la tête mollement, l'occiput douloureux à avoir frappé le bois à répétition alors qu'il se débattait, et là, il ne sut même plus s'il devait avoir peur ou non...