Archélas acquiesça. Ceithli aurait pu lui suggérer de se réfugier chez le tatoueur qu'il n'aurait pas hésité davantage, la priorité étant la santé de cette pauvre fille. Elle devait avoir seize ans à peine, un enfant. Le soldat grinçait des dents à force de serrer la mâchoire. Brisée par ces brutes et rejetée par sa famille à qui elle faisait honte... Il n'était même pas certain qu'elle aurait envie de se relever après ça... Ils traversèrent le village d'une traite, croisant finalement peu de monde. Un ivrogne les regarda passer avec un peu trop d'insistance aux yeux d'Archélas qui perdait peu à peu toute patience, puis ils arrivèrent à destination sans autre encombre.
Ils durent encore contourner le comptoir sur lequel le soldat repéra un couperet planté tout droit, traverser la cuisine et s'arrêter à la chaufferie. Essoufflé après avoir porté la jeune fille si longtemps malgré ce qu'il avait subit plus tôt, Archélas s'agenouilla juste devant la chaudière en attendant que Ceithli aille s'occuper de la baignoire. La chaleur des flammes ne tarda pas lui brûler la peau alors qu'il n'avait pas osé se séparer du corps fragile qu'il tenait contre lui. La pièce aussi, restée froide trop longtemps après le départ des Elbereth, ne tarda pas à se réchauffer. Alors il déposa son fardeau avec mille précautions et s'arrangea pour la mettre assise face au foyer, dos contre son torse, la tête appuyée sur son épaule. Ensuite, il se décida à lui frotter énergiquement les bras et à plier et replier ses doigts sans interruption pour y faire circuler le sang. Il ne s'arrêta que lorsqu'ils passèrent du bleu-violet à un rouge plus rassurant. Ceithli réapparut peu après, déclarant que le bain allait pouvoir être rempli. Alors le soldat souleva la jeune fille et monta à l'étage, traversa la chambre parentale sans s'arrêter et bifurqua dans la salle d'eau afin d'y déposer sa protégée. Il la plaça telle quelle au fond du bac, adossée à la paroi, toute habillée pour le peu qu'elle portait encore. À la lumière des lampes, son état était encore pire à observer.
« Je... Je préfère vous laisser entre filles... Déclara-t-il avec une moue gênée.
Ce n'était certainement pas le moment d'être pudique pourtant, mais le jeune homme ne pouvait se résigner à poser les yeux sur la pauvre fille. D'autant qu'elle venait de reprendre connaissance à présent que la chaleur des premiers seaux d'eau lui picotait les pieds. Mais au regard affolé qu'elle jeta en direction du soldat, ce dernier préféra reculer.
« Je vais... chercher de quoi manger... » Inventa-t-il en disparaissant dans l'embrasure de la porte.
Et sans demander son reste, il dévala l'escalier pour retourner à la boucherie. Il s'accorda quelques secondes pour respirer calmement, puis son regard chercha machinalement l'objet qui l'intéressait. Là. Planté sur une planche à découper comme s'il ne demandait qu'à lui atterrir dans la main, un couperet de boucher faisait étinceler sa lame dans l'obscurité. Alors Archélas alla s'en saisir. Il hésita, leva les yeux comme pour deviner ce que pouvait bien faire son épouse, puis fouilla la pièce jusqu'à trouver un morceau de papier et un encrier. Griffonnant quelques mots à la va vite, il le déposa sur la planche, une pièce d'un ore par dessus.
« Je t'achète un œuf d'olump chocolat »
Une minute plus tard, il était dehors.
Un froid mordant lui gifla le visage, le faisant frissonner. Mais était-ce seulement dû au vent ? La colère surtout le faisait trembler. Il coinça son arme de fortune dans sa ceinture, dans son dos, et se dirigea aussitôt vers la grange où il savait se trouver les trois winghox. Ses trois futures victimes. Le pas rapide, déterminé, furieux. Non, il ne les laisserait pas détruire ce village. Enlever des morphes, les torturer, jouer avec les gamines qu'ils croisaient. Ils ne valaient pas mieux que la majorité des soldats de l'armée pour laquelle il s'était engagé. Des brutes impitoyables doublés de porcs. Aidé de son pendentif et d'un sens de l'orientation plus développé que celui de son épouse, Archélas trouva rapidement le chemin vers la grange. En un quart d'heure, il fut sur place. Dix mètres. Neuf. Huit. La double porte s’entrebâilla - sept. Un rai de lumière s'immisça par l'ouverture - six - vite occulté par un corps qui sortait au même moment. Cinq - un claquement sourd alors que le winghox venait à sa rencontre armé d'une épée.
« T'es pas gêné de reven... »Un sifflement clair déchira le silence. Sans argumenter, sans s'arrêter, le soldat s'était saisi de son couperet et d'un geste ample, avait fendu la gorge de son ennemi en deux. Il était là pour tuer.
Plus que deux.
Nouveau grincement, nouveau liserai de lumière. Le second winghox était celui des trois à qui l'un des guépards avait arraché la moitié du bras. Sans se douter que leur visiteur oserait leur faire un tel affront, il avait laissé son compagnon d'infortune aller au devant de lui. La surprise avait été mauvaise. Il était armé d'une hache pour sa part, et d'un air à faire pâlir la plus têtue des teignes. Celui-ci ne se laisserait pas surprendre. Il avait vu, et il était prêt à en découdre. Alors sans attendre, Archélas se jeta sur lui à son tour.
La hache trancha l'air aussitôt, l'obligeant à se baisser si brusquement qu'il en réveilla aussitôt tous les coups reçus quelques heures plus tôt. L'arme de son adversaire possédait une allonge plus intéressante que la sienne. Il devait donc se rapprocher le plus rapidement possible, venir au plus près et risquer un corps à corps dont il n'était pas sûr de ressortir vivant. Il pouvait bien être soldat, ces trois là cognaient considérablement plus fort que lui. Ses pas lui firent réduire la distance qui le séparait de sa proie, vite perdue lorsque le winghox recula d'un bond avant de faucher horizontalement de nouveau. Archélas se baissa in extremis, perdant une mèche de cheveux à moins d'un centimètre de son crâne ! À une fraction de seconde près, c'était le scalpe... ou pire encore ! Il en profita pour se laisser porter par son élan, se rapprochant dangereusement. Sa main armée derrière lui, l'épaule prête à pivoter... Il y était... il y était ! Ses yeux s'écarquillèrent en interceptant le jeu de jambes de son adversaire. Trop tard pour arrêter son mouvement, Archélas lança son bras, dents serrées alors qu'un genou venait s'écraser dans son estomac. Il en eut le souffle coupé tandis qu'une douleur cuisante lui électrisait l'intégralité du corps. Chaque coup déjà reçu gémissait à présent, mais il avait prévu. Un cri déchira l'obscurité. Pas le sien. Le couperet venait de trancher le winghox au flanc, lui ouvrant l'abdomen comme s'il s'agissait d'un vulgaire gibier. Loués soient les ustensiles de boucherie !
Plus qu'un.
Le souffle coupé et le sang sur la langue, Archélas enjamba le corps et poussa lui-même la porte. La lumière provenait d'une lampe à huile suspendue à une poutre. Le soldat observa rapidement les lieux. Une échelle à droite menait vers l'étage supérieur. Des cordes et diverses pièces de cuir étaient suspendues sur le mur du fond. Une porte donnait sur une dépendance attenante - sans doute une sellerie où avait été retenu Jhérer. Partout autour, des bottes de paille rangées sans soin. À gauche, sa troisième proie. Archélas serra le manche de son arme de fortune, haletant et tremblant. Metig se tenait debout Alrik seul sait comment après le traitement infligé à son entrejambe. En appui sur une pelle, sans autre arme à sa portée, il fixait le jeune homme avec une haine viscérale.
« Viens un peu par là que j'te botte le cul ! »Le soldat ne se fit pas prier. Le dernier. C'était le dernier. Quelques secondes encore à lutter contre les douleurs atroces qui lui écrasaient la poitrine et ce serait terminé. Il pourrait rejoindre Ceithli. Et cette jeune fille. Et ses enfants. Le winghox quitta l'appui de sa pelle, l'équilibre incertain. Un avantage à prendre en compte. Archélas s'élança. Réduire la distance, encore. S'il avait pu lancer son couperet et le planter tout droit dans le crâne de ce pourceau... Un éclair le fit hésiter. Trop tard. Le soldat planta son pied au sol et glissa sur les fétus de paille éparpillés. Le chuintement de la pelle lui annonçait déjà son sort. Il reporta le poids de son corps en arrière, affolé par la rapidité de Metig qui n'avait pas bougé autrement qu'en soulevant son outil. Quel comble ! Ce fut le moins bien armé qui lui asséna le coup le plus cruel, le tranchant de la pelle lui entaillant salement la poitrine d'une épaule à l'autre. De douleur, il tomba assis, manquant de peu d'en lâcher son couperet. Mais son ennemi n'en avait pas fini et déjà le coup suivant fendait l'air dans sa direction. Sous le coup de la panique, Archélas grogna de colère autant que de souffrance alors qu'il se propulsait en avant, roulant sur l'épaule et réduisant en une seule fois la distance qui le séparait du winghox. Son couperet pulvérisa aussitôt la première chose qui tomba à sa portée, à savoir un genou qui céda après un craquement lugubre. La pelle s'abattit sur le dos du soldat qui oublia de s'en plaindre pour frapper de nouveau, le corps de Metig s'écroulant sur lui en hurlant de rage.
Ensuite, comme lorsqu'il avait été happé par la gueule invraisemblable du proteus, Archélas frappa sans relâche, acharné, dément, usant des dernières forces en sa possession pour se défaire de sa dernière proie. Encore. Encore, jusqu'à ne plus le voir bouger. Ne plus l'entendre crier.
C'était le dernier.
Hébété et couvert de sang, le soldat se releva en titubant. Le couperet planté au hasard des chairs de Metig, il s'appuya contre une pile de ballots de paille pour reprendre son souffle. Sa poitrine brûlait sous l'effort et la poussière soulevée par son combat. Et puis derrière lui, le bois craqua, l'obligeant à faire volte face. Il y en avait un quatrième sur le seuil de la grange. Indemne. Jeune. Bâti dans la roche comme Metig. Sans doute son fils. L'épée à la main, il fixait Archélas en serrant les lèvres de fureur. Essoufflé comme s'il avait accouru depuis une dépendance en entendant les cris.
« Ramasse ton arme, sale pute ! »