Il n'y eut qu'un léger déplacement d'air quand la porte du laboratoire coulissa, sans un bruit. Si quelqu'un s'était déjà trouvé là, violant ainsi les règles de sécurité drastiques instaurées par le Professeur P. Janowski, il aurait ensuite entendu le claquement sec et nerveux des talons de cette dernière résonner dans l'espace aseptisé.
Toujours aussi silencieusement, la porte se referma derrière Phèdre qui fit des yeux le tour du laboratoire afin de s'assurer que rien n'avait bougé. Il aurait été absurde - et particulièrement déroutant - que l'on parvienne à entrer ici durant son absence; le système de déverrouillage à reconnaissance rétinienne ne s'activait qu'avec elle et, pour autant qu'elle le sache, personne n'était encore parvenu à lui arracher un œil. Malgré tout, Phèdre ne se sentait jamais tranquille et sa paranoïa l'avait poussée à mémoriser au millimètre près la position des différents objets de son laboratoire. Chaque matin elle effectuait le même rituel qui consistait à mesurer très précisément les écarts entre ces mêmes objets afin de s'assurer que rien n'avait été déplacé durant la nuit.
Ce matin-ci, Phèdre avait le visage encore plus grave que d'ordinaire. Ses traits étaient tendus et ses yeux cernés laissaient deviner que sa dernière nuit avait été très mauvaise. Elle était soulagée de n'avoir rencontré personne en arrivant - quoiqu'à cette heure matinale il aurait été étonnant que beaucoup de ses collègues patrouillent déjà dans les couloirs. Et quand bien même les aurait-elle croisés, sans doute se serait-elle contenté d'ignorer leurs salutations ou d'y répondre par un grognement signifiant qu'il valait mieux la laisser tranquille pour l'instant. Après l'événement, ou devrait-on plutôt dire le "non-événement" de la nuit passée, elle n'était vraiment pas d'humeur à se faire faire la conversation.
Alors qu'elle prenait place à son bureau, la jeune scientifique jeta négligemment son sac sur la chaise d'à côté. Un léger cliquetis lui fit baisser les yeux au sol: sur le carrelage blanc uniforme et glacial venait de tomber une toute petite cassette. Phèdre s'en saisit d'un geste vif et jeta un coup d'œil machinal à la porte vitrée pour vérifier qu'aucun spectateur gênant ne l'observait. Tout aussi rapidement, elle enfonça l'objet au fond de sa poche et se saisit de son sac qu'elle se mit à fouiller. La cassette ne pouvait avoir glissé que de ses affaires et elle était bien sûre de ne pas l'y avoir mise elle. Elle ne l'avait d'ailleurs encore jamais vue; il s'agissait simplement d'une cassette audio, de celles qu'on glisse dans un dictaphone pour prendre des notes orales. En tant que scientifique elle en possédait bien sûr plusieurs, mais toutes étaient marquées d'une date et d'un nom d'expérience au stylo rouge. L'étiquette de celle-ci était vierge.
Après avoir constater qu'aucun autre objet suspect se trouvait dans ses affaires, Phèdre tenta de s'efforcer d'oublier sa trouvaille pour se mettre au travail; elle devait attendre le soir, l'abri sûr de son appartement, pour prendre connaissance du message. Elle avait bien une idée de qui le lui adressait, mais quant à savoir comment cette personne s'y était prise pour qu'il se retrouve en sa possession sans qu'elle ne s'en rende compte, c'était une autre histoire et une histoire qu'elle n'apprécierait sans doute que très moyennement. Phèdre jeta un oeil à sa poche puis entreprit de vérifier l'état des compteurs. Un second coup d'oeil et la main qui se pose dessus pour en tâter le contenu avant de se saisir d'un stylo et d'effectuer quelques calculs routiniers. Puis la main qui lâche le stylo et retourne se serrer sur la poche... De tout évidence, il ne servait à rien d'insister: tant qu'elle ne connaîtrait pas le contenu exact de la cassette, elle n'arriverait à rien. Phèdre lâcha un long soupir plaintif et ouvrit un des nombreux tiroirs de son bureau. Tout était rangé avec une telle minutie que rien ne s'y trouvant ne pouvait se perdre. Son dictaphone était en place, à côté d'une série d'autres cassettes déjà pleines. Consciencieusement, elle y introduit celle qui venait de tomber de son sac et s'arrêta net. Non. Ici, ça n'était pas possible. Elle se leva, se dirigea jusqu'aux toilettes où elle s'enferma. Et appuya sur "play".
Il n'y eu rien qu'un long silence durant d'interminables secondes puis un grésillement suivit d'un sifflement aigu et enfin on se mit à parler. Elle connaissait cette voix, il s'agissait bien de celle qu'elle s'attendait entendre: une voix grave, rocailleuse, si mâle qu'elle aurait pu faire fantasmer n'importe qu'elle midinette du moment que celles-ci ignoraient à quel genre de personnage elle appartenait.
"Monsieur Doe! Je sais que vous n'êtes pas surpris de m'entendre. Je sais aussi que vous n'avez pas beaucoup aimé cette petite... "découverte" parmi vos affaires. Ne prenez surtout pas cela comme une incursion dans votre vie privée, je ne marche pas ainsi, mais il fallait un moyen simple et sûr de vous transmettre ce message. Je ne voulais pas vous paraître grossier hier soir, soyez-en sûr. Je tiens à m'excuser pour le lapin que je vous ai posé, mais il aurait été trop dangereux pour moi de venir. Il n'y a eu aucune fuite, ne vous tracassez pas pour cela, seulement... disons que le secteur s'est soudainement trouvé moins sécurisé pour moi. Ha ha. On m'a cependant rapporté que vous n'étiez pas très prudent... Vous n'auriez pas dû demander après moi, c'était vraiment très stupide de votre part. En particulier dans un quartier comme celui-ci pour un... "jeune homme" comme vous. Ha ha ha! Mais je ne vous en veux pas... cette fois-ci! Vous devriez faire plus attention la prochaine fois, prenez cela comme un conseil d'ami. Ha ha. Il y aura un autre rendez-vous. La marchandise est prête et je suis certain que de votre côté le paiement l'est tout autant. Je vous recontacterait. A bientôt... Monsieur Doe"
Phèdre leva la tête: face à elle, le miroir des toilettes lui renvoyait le reflet d'un visage écarlate de rage. Comment avait-il osé... Comment avait-il fait! Elle était restée sur ses gardes toute la soirée, pas un seul instant elle n'avait été vigilante. Et comme si cela ne suffisait pas de glisser des messages dans ses affaires, il la faisait espionner! On lui avait probablement rapporté le moindre de ses gestes, de ses mots, de ses clignements d'yeux!
Et croyait-il vraiment que son stratagème était prudent? Il pouvait bien lui reprocher son manque de discrétion, tiens! N'importe qui aurait pu trouver cette cassette avant elle, et malgré son pseudonyme masculin qui était sensé écarter les soupçons de sa personne, le fait qu'elle se soit trouvée dans son sac l'aurait mise bien à mal.
Elle éjecta nerveusement la cassette du dictaphone, la laissa tomber à terre et l'écrasa de sa chaussure. Elle lui donna de nombreux coups de talons jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'une masse informe qu'elle jeta avec rage dans les toilettes avant d'en tirer la chasse. Ca, c'était prudent au moins. Puis après avoir pris soin d'inspirer quelques profondes goulées d'air, Phèdre sortit de sa cachette improvisée pour s'en retourner à son bureau et, si son état le permettait, à son travail.