Benedikt grandit à la Basse-ville.
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Dire que Benedikt conduisait mal était un euphémisme. Benedikt conduisait comme si on avait mis un enfant de trois ans bipolaire derrière un volant. Il n'avait jamais qu'une main sur le volant, ne regardait que rarement la route devant lui, grillait les feux rouges, roulait bien trop vite, et pilait parfois en plein milieu d'un carrefour pour éviter qu'un moustique ne s'écrase sur le pare-brise de sa twingo. Une blague qui circulait parmi ses amis disait qu'il avait probablement tellement traumatisé le type qui lui avait fait passé le permis que celui-ci le lui avait donné sans se rendre compte de ce qu'il faisait.
La triste vérité était qu'on ne trouvait pas d'autres explications. Mais ce n'était qu'un mystère parmi d'autres, finalement, par exemple, comment le prudent, responsable Benedikt Bloom pouvait-il ignorer 87% des panneaux stop qu'il croisait, ou, le plus incompréhensible : comment était-ce possible qu'il n'ait jamais eu qu'un seul accident de toute sa vie, consistant en un rétroviseur cassé lors d'un créneau mal géré ? C'est un coup à croire en Alrik et Amroth, ça.
Cette fin d'après-midi est une nouvelle manifestation paranormale, puisque Benedikt gare sa voiture devant son immeuble après un trajet sans encombre - à part avoir terrifié quelques autres conducteurs -. Le jeune homme monte les quatre étages jusqu'à chez lui en chantonnant, et enlève manteau et chaussures après avoir laissé sa sacoche par terre dans l'entrée.
Son appartement est minuscule, une boite à chaussure où le salon sert de chambre une fois la nuit tombée et le canapé convertible déplié, mais le jeune homme aime bien son petit chez-lui aux frontières de la Basse-ville. Avoir l'occasion de regarder la télé au lit, c'est quand même du grand luxe, non ? Et puis le ménage est facile à faire. C'est toujours mieux que son logement des ghettos de l'époque où il était étudiant, ça c'était un vrai taudis, même s'il avait plutôt bien sympathisé avec les cafards du coin.
Ici il y a même un petit balcon, envahi par une colonie de plantes qui ont toutes des prénoms, malgré le déni total de Benedikt lorsqu'on lui pose des questions sur la feuille accrochée sur la porte du frigo avec les dates d'arrosage. En face, un mur entier est recouvert des mêmes feuilles A4 blanches, mais cette fois recouvertes de dessins multicolores plus ou moins indéchiffrables et rigolos, où son prénom est généralement inscrit en compagnie quelques fautes d'orthographe.
Benedikt attrape une pomme dans la corbeille à fruit et se remplit un verre de jus d'orange pour aller s'affaler sur le canapé, puis allume la télé pour chercher sa chaîne de documentaire préférée. Une sonnerie retentit pourtant au milieu de son zappage intensif, et le jeune homme lâche la télécommande afin d'attraper le téléphone sans fil qui traîne sur l'accoudoir du canapé.
« Allo ? … Ah, salut Joan ! … Mm-mh, ça va, je viens de rentrer du boulot... Hein ? … Non... Je... Ah... Oui... J'en avait marre, ça ne servait à rien de continuer comme ça. Ça fait la troisième fois qu'on se remet ensemble en six mois... Oui, j'ai même récupéré mes affaires qui traînaient chez lui le week-end dernier... Non mais... »Une moue boudeuse apparaît sur le visage de Benedikt et il soupire, le regard perdu dans les formes vagues de la télévision sans qu'il ne cherche à comprendre ce qu'elles représentent. Son interlocutrice continue pendant un petit moment avant qu'il ne l'arrête en se redressant, l'air scandalisé :
« Ah n'importe quoi, alors là, ça n'a rien à voir ! On a commencé à se disputer à cause d'un truc stupide, d'accord mais... … Non ... Non mais sérieusement, il commence à me faire un discours sur ma coupe de cheveux qui fait ghettos, il paraît, et il parlait comme si j'étais un gamin à remettre dans le droit chemin et il m'énerve, il fait ça tout le temps, tu l'as déjà vu... Oh ! Tiens, je ne t'ai pas raconté ? Hier j'avais rendez-vous avec une parent d'élève, et j'étais resté avec un de mes gamins parce qu'on n'était pas encore venu le chercher, et donc, elle arrive dans ma classe, et nous sourit avant de me sortir « Dites les enfants, je cherche monsieur Bloom, vous sauriez où il est ? » et là je me redresse et je me présente, tu aurais vu sa tête, ahah ! … Héhé, non, elle s'est excusé pendant une demi-heure de m'avoir pris pour le grand frère, la pauvre, et... »La phrase de Benedikt se perds en même temps que son attention absorbée momentanément dans le petit écran qui montre une rediffusion de Mister Nideyle. Ils sont en train de montrer le tatoueur des Ghettos, et il doit bien le reconnaître, il vends bien son commerce, ce type, avec l'apparence qu'il a... Mais au bout du fil, on s'impatiente et Benedikt retourne à ses moutons, vaguement conscient de l'idée nouvelle qui vient de germer dans son cerveau.
« Ah, oui, excuse-moi, non, je suis là. J'ai la télé allumée. … Huh... Non... Non, je n'ai pas dit ça pour rire. Il me prends pour un idiot et en plus, il se croit le droit de gérer ma vie à ma place, comme si avec sa petite vie de fils de bourgeois bien propret, il avait toujours raison... Oui bah, résultat, c'est lui qui vient pleurnicher sur ton épaule pour se plaindre alors il peut aller se faire voir avec son rôle de grand garçon mature, hein... Mm-mmmh... Non mais il s'excuse toujours... Ça l'empêcheras pas d'aller voir ailleurs dans quelques jours, ne t'inquiète pas pour ça... … Peu importe... Hé, je te signale qu'il s'excuse peut-être, mais il le fait jamais devant moi, alors tu parles d'excuses, moi j'y croirais quand je l'entendrais de mes propres oreilles, hein... … Hein ?! Quel connard ! Il ne m'a jamais raconté ça ! »Les pubs défilent devant les yeux de Benedikt qui mâchonne avec mauvaise humeur un morceau de pomme, et deux types tatoués qui se battent dans une pub pour du parfum réveillent définitivement l'idée qu'il vient d'avoir. Il se mords la lèvre, perds le fil des paroles de son amie qui blablate dans le téléphone, jette un coup d’œil à sa montre et à nouveau à la télévision où quelques tatouages s'élargissent en même temps que des biscotos en grand plan.
« Heu, Joan, en fait il faut que j'y aille. … Faut que je me dépêche pendant que la boutique de tatouage des Ghettos est encore ouverte. » Le jeune homme attrape les clefs qui traînent sur la table basse et appuie avec énergie sur le bouton rouge de la télécommande, un demi-sourire flottant sur son visage.
« M-mh, non, j'en avais envie depuis un moment mais là, c'est le bon moment. … Ouais, d'accord, c'est un peu pour embêter Pryam, mais tu sais quoi ? Ce sera la preuve que je passe à autre chose, vas-lui dire ça, à l'autre BCBG qui ne supporte pas les piercings et les tatouages et comment je me coupe les cheveux. »Benedikt coince le combiné entre son épaule et son oreille et attrape une chaussure pour l'enfiler.
« Ah, un scarabée ou un truc comme ça, je vais lui demander ce qu'il peut me faire, on verra après où... Il est sensé être talentueux, on verra bien si c'est vrai ! M-mh... Bon, j'y vais, à plus tard, bisoux ! »Benedikt laisse le téléphone sur le comptoir de la cuisine et s'enfouit dans son manteau, puis passe la porte de son appartement qui se referme derrière pour se retrouver dans...
Un hall avec trois portes. Le botaniste se retourne sur celle derrière lui, et referme son poing dans le vide où des clefs se trouvaient encore quelques secondes auparavant. Puis la surprise passée, esquisse un sourire en baissant les yeux sur ses poignets décorés d'encre noires.