Ça l'avait toujours amusée, cette grande porte vitrée à glissières. Elle trouvait que ça ressemblait à ses portes des grands magasins. Un magasin, son laboratoire ? Oui et non. Pas d'étal de marchandise ici mais tout un fatras de flacons et de tubes à essais, pas de caisses enregistreuses mais des machines toutes aussi bruyantes qui envoyaient les reflets de leurs voyants rouges et verts au plafond. Un plafond – et des murs – blanc. Carrelage blanc. Tables et étagères blanches. Seul contrastait, avec cette austérité aseptisée, le contenu des bocaux, échantillons étiquetés. Un fatras organisé et dans lequel seule la propriétaire des lieux était capable de s'y retrouver. Elle courait d'un écran à l'autre, vérifiait les données en fronçant parfois les sourcils et notait le tout en tapotant sur son clavier à une vitesse ahurissante. Habitude, méthode, rigueur. Et si vous l'aviez observé depuis les caméras de surveillance, vous l'auriez trouvée aussi austère que son laboratoire.
Les pas claquèrent, lents et assurés, se frayant un passage entre les tables.
« Tu arrives juste à point, je viens d'identifier ton mystérieux inconnu. » sourit Gaëlle.
Assise à son bureau – et pour le coup, c'était un vrai bureau parfaitement ordonné – elle jeta un regard bienveillant par dessus ses lunettes en demi-lune à son visiteur. Aaron, chef du P.S.Q.N., autrement dit pour les non initiés, le Pôle de Sécurité du Quartier Nord. Elle avait parfois affaire à lui, malgré le fait qu'elle ne dépende pas de sa juridiction. En réalité, c'était Aaron qui venait à elle lorsqu'il avait un service à lui demander. Lors d'une enquête épineuse, lors d'un doute, ou lorsque, comme aujourd'hui, il souhaitait voir analyser un prélèvement sans risquer que ce dernier ne se perde en cours de route. C'est que, tous ses hommes n'étaient pas l'incarnation de l'honnêteté et il valait mieux, parfois, se déplacer en personne. Comme le disait l'expression : « on n'est jamais mieux servit que par soi-même ». Gaëlle était intègre et il lui faisait une entière confiance. Pour dire la vérité, son objectivité était clairement remise en cause si l'on considérait le fait que la jeune femme était en réalité sa filleule...
« Comment tu vas, p'tiote ?
_ Bien Aaron, et toi ?
_ La routine, tu sais. J'ai mis un temps fou pour arriver jusqu'ici, il y a des gens mécontents, en bas. Tu sais ce qui se passe ?
_ Non, je n'ai pas vu. À vrai dire, je ne suis pas rentrée cette nuit. »
Aaron la jaugea un court instant, stupéfait à l'idée que, malgré la fatigue, Gaëlle puisse se montrer si agréable. Oui, elle avait bien deux cernes sous ses yeux bleus magnifiques. Un regard intelligent, quoi qu'un peu vague dû au manque de sommeil. Un regard qui n'était pas sans rappeler celui de l'un de ses lieutenants... un ami... enfin, peut-être...
« Tu ne demande pas de nouvelles de ton père ?
_ Non. » trancha la jeune femme en se levant.
Elle ôta les lunettes qui tenaient en équilibre précaire sur son nez et les posa sur son sous main, se frottant les yeux de ses poings. Puis elle invita Aaron à la suivre vers l'une de ses machines bizarres.
« Alors, ton inconnu... » fit-elle avec une voix presque mystérieuse.
Elle aimait cela, entretenir un certain suspens comme si elle se trouvait dans une mauvaise série policière. Elle tapota quelque chose sur le clavier, l'écran fit défiler toute une série de commandes cabalistiques d'on ne savait quelle utilité – sinon celle d'épater la galerie – et enfin, un profil s'afficha. La photo représentait un éminent scientifique et la jeune femme se figea en le reconnaissant.
« Ça alors ! C'est le docteur Lemen... » commenta-t-elle, sidérée.
Aaron fronça les sourcils, contrarié. Ce n'était pas bon. Ce n'était pas bon du tout... Et tout à coup, Gaëlle se tourna vers lui, l'air paniquée.
« Où as-tu trouvé ça ? Est-ce qu'il est mort ?
_ Je ne sais pas Gaëlle. J'ai trouvé ce morceau de peau accroché à une poignée, dans un incendie. Il aura voulu ouvrir la porte et se sera brûlé, j'imagine.
_ L'incendie du laboratoire clandestin ?
_ Oui.
_ Ce n'était pas le sien. C'était chez Leirn. Tu crois qu'il pourrait être l'auteur de l'incendie ? À ce qu'on dit, Leirn aurait brûlé là-dedans.
_ À ce qu'on dit. Garde ça pour toi ma puce. J'ai plusieurs pistes, je vais étudier ça. Je reviendrais te voir, d'accord ?
_ D'accord. » se résigna-t-elle à contre cœur.
Elle aimait bien, elle aussi, participer au fil d'une enquête. Elle n'avait pas l'esprit de déduction génial des hommes d'Aaron, mais elle se délectait de leurs rapports lorsqu'ils étaient autorisés à lui en parler. Ils lui racontait alors le dénouement de l'enquête et la manière dont ce qu'elle avait analysé les avait aidés. Pourtant, cette fois là, elle sentait le mauvais présage. Le docteur Lemen, c'était rien de moins que le scientifique en charge d'une expérimentation douteuse sur son père. C'était lui, qui avait fait de son paternel ce qu'il était, lui qui lui avait injecté des substances à ce point illégales que Viktor n'était plus à présent qu'un tas de muscles empoisonnés, souffrant constamment et reportant sa mauvaise humeur chronique sur son entourage. Alors la jeune femme ferma les yeux, cherchant à se persuader que son père n'avait rien à voir dans cette affaire. Se venger ? Peut-être, cela lui ressemblait bien. Il faudrait qu'elle lui demande, son père ne savait pas lui mentir de toute façon.
Gaëlle s'étira, fatiguée. Elle appuya sur une touche et tout son rapport alla immédiatement s'imprimer. Aaron, habitué des lieux, réceptionna au vol les feuillets.
« Je te raccompagne ?
_ Non merci, j'ai encore à faire.
_ C'est comme tu veux. On peut prendre le petit déjeuner ensemble ?
_ Oui, pourquoi pas. »
Il sourit tandis que la jeune femme retournait à son bureau, puis posa le rapport imprimé entre deux sachets de preuves à conviction scellées et sortit acheter de quoi grignotter...