Immobile comme si le moindre mouvement risquait de leur porter préjudice, Archélas attendait. Le cœur torturé de ne pas savoir ce qu'il se passait et comment s'en sortait son père, il s'efforçait pourtant de rester assis, ôtant des grains de sable imaginaires de son pantalon pour tuer le temps et garder son calme tout à la fois. Il y parvenait plutôt bien en réalité, jusqu'à ce que son épouse bondisse juste devant lui, agrippant le policier par le bras et le laissant - lui - tout seul sur sa chaise froide et aseptisée. La vue encombrée par le ventre rebondit de sa compagne, le soldat ne comprit pas immédiatement l'objet de cette subite agitation. Mais lorsqu'il entendit la jeune femme s'inquiéter du mal qu'on pourrait lui faire, il se retrouva debout sans avoir eu à demander à son corps de se lever.
« Je surveille... » Rassura Viktor à la question de la jeune femme.
L'écoutant à peine, Archélas se précipita au-devant du lit sur roulettes, l'interceptant au vol alors qu'il se dirigeait presque tout seul vers il ne savait où. Exactement comme son père à ses côtés, il se retrouva aimanté au chariot, deux infirmières intervenant rapidement pour l'en décrocher.
« Messieurs s'il vous plaît. Vous pouvez suivre mais ne nous gênez pas, d'accord ? » Bon sang, ce que cette manie qu'avaient les guérisseuses d'ici de finir leurs phrases par cette fausse question irritait le soldat.
À quelques pas, le lieutenant de police se rapprochait déjà, un œil attentif posé sur Ceithli comme s'il s'attendait à la voir s'évanouir. Archélas lâcha donc les bords du lit et se retrouva un peu bousculé. Les patients assis dans la salle d'attente les observaient comme s'ils étaient leur seule distraction de la journée, mais le jeune homme n'y prêta pas la moindre attention. Allant chercher la main de sa compagne, il l'entraîna avec lui à la suite du chariot, Démétrien suivant comme un chien perdu. Ils empruntèrent plusieurs couloirs, tournèrent à divers angles et firent s'ouvrir une quantité impressionnante de portes magiques avant d'arriver devant un ascenseur. Archélas s'arrêta aussitôt pour laisser entrer son père. Le regard vaguement paniqué, il se retourna d'abord vers Ceithli, puis vers les infirmiers occupés à tripoter sa mère comme ça ne devrait pas être permis...!
« À quel étage est-ce que vous l'emmenez ?
_ Troisième. Vous ne montez pas ?
_ Non. Je prends l'escalier.
_ D'accord. Fit l'infirmier sans s'alarmer, trop occupé qu'il était à accrocher une poche en haut d'un piquet métallique. Demandez les soins intensifs quand vous y serez. »
Archélas hocha la tête tandis que Viktor lui passait devant pour monter. Pas question pour lui de prendre l'escalier, d'autant qu'il avait dit qu'il surveillait... surtout, l'attitude prostrée du père ne lui plaisait pas trop. Il avait beau ne pas être fin psychologue, il savait reconnaître la peur lorsqu'il la voyait. Et lorsque les portes de la cabine métallique se refermèrent, le couple eut tout juste le temps d'entendre le policier expliquer qu'il était « ami » avec les deux jeunes gens. Le soldat se retourna alors vers Ceithli, se félicitant intérieurement d'avoir su se souvenir de la claustrophobie de son épouse.
« Ça va aller pour monter ? On ira tout doucement si tu veux. Viens. »
Évidemment, ils mirent un temps fou à trouver l'escalier caché derrière une porte pas magique du tout, puis pour trouver l'accueil du troisième étage qui n'avait pas grand chose à voir avec celui du hall. Tout semblait différent ici. Les allées et venues des infirmières étaient incessantes, et on les entendait discuter à voix posée dans le couloir. Certaines riaient, mais de façon très curieuse leur rire était doux et pas du tout agaçant. Discret, réconfortant presque. En fait, deux d'entre elles les arrêtèrent en les voyant chercher le numéro de leur chambre et les aidèrent à se diriger en les accompagnant directement, puis repartirent à leurs chariots.
Là, dans une toute petite chambre à peine assez grande pour deux lits, son père se tenait dans un coin, Viktor devant lui comme un barrage pour lui éviter de se faire bousculer. Quelques infirmières tournoyaient comme des guêpes et un médecin braquait une sorte de tube d'où sortait un faisceau lumineux sur les yeux d'Euthalie.
« Vous êtes de la famille ? Demanda aussitôt le médecin d'un ton méfiant.
_ Oui. Son fils et sa bru.
_ D'accord. Fermez derrière vous s'il vous plaît. Il y a longtemps qu'elle est comme ça ? »
Archélas reporta machinalement son regard vers son père, s'attendant à ce qu'il réponde. Mais Démétrien semblait tétanisé et jetait des œillades affolées à toutes ces machines que l'on faisait rouler, dont on tirait des fils que l'on accrochait sur la peau de son épouse, et qui affichaient des courbes auxquelles il ne comprenait rien.
« Papa ?
_ Il est pas en état je crois. Fit Viktor d'une voix bizarrement douce.
_ Euh... elle est comme ça depuis l'attaque de Fléau à Ephtéria. Je ne sais pas trop quand c'est arrivé, j'étais en mission... »
Tout à coup, il pensa que Shell devait savoir, grâce à son petit boitier magique. Si elle combattait les Squames de Fléau, il y avait des chances qu'elle ait été informé de son attaque. Peut-être même qu'elle s'était rendue sur place. Et si elle y était restée ?
« Hummm... on va se renseigner, ce n'est pas grave. »
Son regard s'attarda sur Archélas, puis sur Démétrien, effacé dans l'ombre du lieutenant de police. Le balais des infirmières se calma. Quelques tuyaux disparurent, des appareils aux courbes lumineuses aussi. Il en restait encore deux, mais c'était déjà beaucoup moins effrayant qu'à son arrivée. Puis, lorsqu'il ne resta plus que le médecin et les quatre visiteurs dans la chambre, il se décida à reprendre la parole.
« Je vous en prie madame, asseyez-vous. Il y a un petit fauteuil dans le coin. Suggéra-t-il en montrant une chaise roulante rembourrée et confortable. Puis il prit une profonde inspiration avant de poursuivre. Bon, elle est très déshydratée mais rien de bien méchant. Les tuyaux que vous voyez là vont s'en occuper. Pour la nourrir, nous pouvons lui passer un tuyau dans l'œsophage. Il passera dans son nez et une machine la fera manger doucement. Ça ne fait pas mal. »
Archélas hochait la tête chaque fois, buvant les paroles de ce guérisseur qu'il trouvait tout à fait sympathique comparé à celui auquel lui et Ceithli avaient eu droit la première fois. En fait, l'homme semblait un peu embarrassé, et après avoir interrogé Viktor du regard, il se décida à reprendre, d'un ton encore plus grave.
« Je vais être dur, mais je ne veux pas vous mentir. Les victimes de Fléau ne se réveillent jamais. Je peux garder votre mère dans cet état, lui donner à manger et l'hydrater, mais je ne peux pas faire de miracle. Je vais vous laisser réfléchir et discuter de tout ça... vous faire à cette idée. Si vous avez des choses à lui dire... enfin, je vous laisse... »
Manifestement mal à l'aise, il s'éclipsa alors, laissant seuls une famille déchirée et un lieutenant de police qui se demandait ce qu'il faisait là. Et tout à coup, de derrière Viktor, une voix blanche, brisée, méconnaissable se fit entendre.
« ... je crois qu'il veut qu'on la laisse mourir...
_ Pas tout de suite. Répliqua aussitôt Archélas qui n'avait pas perdu son entêtement. Laisse-moi chercher un moyen... Sayah aura peut-être une idée... il sait repousser les Pelel'je alors il saura peut-être attirer les âmes...? Je ne sais pas... je dois lui demander...
_ Son âme a été prise par les Squames, Archélas. Si Sayah essaie d'en attirer une, c'est à Fléau tout entier que tu auras droit...
_ Peut-être. » Répliqua Archélas un peu sèchement.
Subitement, il venait de réaliser une chose. Si Shell combattait les Squames de Fléau... alors... alors elle tuait des âmes innocentes ? Les yeux rivés sur sa mère qui semblait dormir, il ne savait plus très bien ce qu'il devait faire. Démétrien lui, contourna prudemment Viktor pour aller prendre la main d'Euthalie. Archélas l'entendit murmurer qu'il était là, et réalisa qu'en fin de compte, c'était la première fois qu'il voyait son père porter ouvertement de l'affection pour son épouse. Il se tourna alors vers Ceithli, cherchant peut-être dans son calme apparent un soutien, du réconfort, ou une idée qu'il n'avait pas.
Viktor, jugeant qu'il ne servait à rien, demanda s'il pouvait y aller, ce à quoi le soldat hocha la tête en le remerciant une dernière fois. Euthalie vivrait... et maintenant, c'était à lui de trouver une solution.