L'homme qui venait de parler – la soixantaine et une cigarette éteinte pendant au bord des lèvres comme si elle y était collée – leva un regard indéfinissable vers Archélas. On pouvait y lire tour à tour une certaine ironie, puis de la méfiance, et enfin comme tous ceux que le soldat avait interrogés jusque là, une contrariété non dissimulée. Manifestement, les Atlantes n'aimaient pas trop l'Escadron... et de ce qu'Archélas pouvait en voir, ils aimaient encore moins ceux qui posaient des questions sur un objet leur appartenant.
« Je serais vous je ferais attention avec ce genre de truc. Ils perdent jamais vraiment leurs affaires là-haut. Fit-il en désignant la tour blanche de Neobabel du menton. Enfin vous faites bien ce que vous voulez hein, mais à votre place j'essaierais pas de revendre un de leurs gadgets.
_ Je n'ai pas l'intention de le revendre. Je veux juste savoir ce que c'est.
_ Bah demandez directement à son propriétaire... Ah ah ah !
_ Excusez-moi, je ne comprends pas.
_ M'étonne pas. Ricana le vieil homme. Mais si vous avez ce machin, c'est que son propriétaire n'est plus de ce monde. C'était quoi son nom ?
_ Je ne sais pas.
_ C'est marqué dessus, bon sang ! »
Comme s'il prenait de l'assurance en réalisant que son interlocuteur venait d'une peuplade de demeurés, l'homme gratta une allumette et la porta à l'extrémité de sa cigarette, les mains en coupole pour protéger la flamme du vent. Secouant brièvement le petit bâtonnet pour l'éteindre, il releva la tête et exhala sa première bouffée comme s'il savourait le mets le plus délicieux qui soit. Archélas, lui, toussa brièvement et recula d'un pas, gêné par la fumée. Le vieil homme esquissa un sourire, satisfait de s'être dégotté un pauvre hère à faire proprement chier. Les gens un peu perdus avaient souvent un seuil de tolérance plus élevé que celui du commun des mortels. Un plaisir sans cesse renouvelé à humilier gratuitement.
« Il est juste écrit Élite 378.
_ Pouah ! Cracha aussitôt cheveux gris d'un air de dégoût. Les chiffres, c'est pour les Mechanimae.
_ Qu'est-ce que c'est ? »
Mais en guise de réponse, encore une fois, Archélas n'eut droit qu'à un regard méprisant le détaillant des pieds à la tête. D'où sortait-il, celui-là, pour ne pas connaître les Mechanimae ? D'un bled où on s'habillait encore en collants et où on se déplaçait à cheval, vu sa tête. Et ils ne devaient pas avoir l'eau courante non-plus...
« Laissez tomber... vous n'avez qu'à balancer ça aux ordures et déguerpir avant que l'Escadron vous tombe dessus. Et croyez-moi, ils vous tomberont dessus. » Affirma-t-il avec un sourire narquois.
Archélas se contenta de hocher la tête et se força à remercier son interlocuteur pour ces quelques renseignements. Rempochant l'objet sur lequel il enquêtait – et qui ne lui portait décidément pas chance – il s'éloigna à pas lourds. Définitivement, il détestait cette ville autant que ses habitants ! À moitié perdu dans les ruelles improbables des Ghettos, il continua pourtant son chemin, hésitant à déranger encore qui que ce soit pour leur demander des informations sur l'objet qu'il transportait. Et quel objet !
Aussi, puisque les esprits les plus brillants étaient demeurés incapables de découvrir l'usage de l'objet, il avait été demandé à Archélas de mener l'enquête. D'une part parce que les ordres étaient de lui confier les missions les plus stupides du royaume – particulièrement celles susceptibles de l'éloigner de son épouse – et d'autre part parce qu'il était le seul à avoir vu cette fameuse « Neobabel » dont il était question sur le boîtier. Boîtier qui n'était rien de moins que la balise de détresse d'un certain Neythen N., Élite Mechanima répertorié sous le numéro de série 378. Malheureusement – et pour des raisons évidentes – il avait été impossible pour les autorités du nord de deviner cette information, et le lieutenant Ages s'était imposé comme leur meilleur atout – pour ne pas dire leur cobaye préféré...
« T'es de l'Escadron monsieur ?
_ Euh... non... » Sursauta Archélas.
Un gamin d'une dizaine d'années le fixait avec un mélange de curiosité et d'admiration, bien que la réponse du soldat sembla le décevoir un peu.
« Ah... je croyais. T'es habillé comme un soldat c'est pour ça.
_ C'est parce que je suis soldat. Mais pas ici.
_ Où ça ?
_ Très loin au nord.
_ Oh !!! S'exclama l'enfant avec un regain d'intérêt. C'est vrai qu'au nord les filles elles portent des graaandes robes pleines de dentelles ?
_ C'est vrai, pour la plupart... Sourit Archélas en repensant à Ceithli.
_ Et c'est vrai que vous avez des carrosses avec des chevaux ? Et que vous avez pas de douche ? Et que vous lavez vos affaires dans des grandes piscines ? C'est vrai que vous avez même pas le téléphone ? Et la télé ? Et internet ? »
Le soldat ouvrit la bouche, pris au dépourvu par la complexité des questions autant que par leur quantité. Pour la première fois peut-être, il expérimentait ce qu'il faisait parfois subir à sa compagne lorsqu'il la harcelait de questions. Pire encore, un attroupement de gamins curieux ne tarda pas à se former autour de lui, tous avides de savoir comment faisaient les chevaliers pour entrer dans leur armure...