Dans le bureau aseptisé, les propos du médecin comme ceux de Ceithli ne parvenaient au soldat qu'à retardement, étouffés, sans le moindre sens. Tout juste fut-il conscient du fait qu'on lui coupait la circulation du bras pour lui voler du sang sans son consentement. L'air hagard, il avait peine à suivre des yeux cet homme qui remuait trop vite pour lui et jetait parfois sur sa féline un regard qu'il voulait rassurant... sans grand succès. Et puis avant même qu'il ait le temps de comprendre quoi que ce soit, il se sentit soulevé de sa chaise et fut emmené dans un pièce voisine. C'est à peine si ses pieds touchèrent le sol pendant le trajet. La porte se referma derrière lui.
« Allez jeune homme, c'est l'heure de la douche. Vous allez être bien sage d'accord ? Sinon on sera obligées de vous sangler, et ce ne sera agréable ni pour vous, ni pour nous.
_ Ceithli...
_ Mince, encore un qui délire. C'est pas de bol, c'est le deuxième aujourd'hui.
_ Non je crois que c'est le nom de la Morphe qui l'accompagne.
_ Ah d'accord. Votre amie va bien, reprit l'une des femmes en parlant distinctement et un peu fort comme si elle s'adressait à un sourd, vous la verrez tout à l'heure. Il faut d'abord vous laver. »
Elle jeta un regard lourd de sens à sa collègue et, sans rien ajouter de plus, elles firent asseoir Archélas sur un banc métallique recouvert de papier absorbant. Malgré leur carrure, elles semblaient aimables et souriaient à l'idée de pouvoir jouer à la poupée l'espace de quelques heures. Parlant toujours comme si le soldat était un enfant autiste, elles prenaient le temps de lui expliquer ce qu'elles faisaient afin d'éviter les crises de paniques ou toute résistance inutile.
« On va vous déshabiller pour vous laver, d'accord ? Sans attendre la réponse, elles se mirent à l'œuvre.
_ Tiens, c'est original ça. Tu as vu, ses vêtements sont impeccables.
_ Ah oui. C'est drôle, parce que lui, il est plus sale que mes gosses quand ils vont jouer dans les terrains vagues des Ghettos ! »
Manifestement ignorantes des tours de magie de Sayah – d'un autre côté sa magie était surtout célèbre dans les contrées moins évoluées puisqu'elle remplaçait un peu la technologie Atlante – elles continuèrent leur dialogue amusé, rassurant Archélas à chaque étape jusqu'à le porter dans une grande baignoire au milieu de la petite pièce. De part et d'autre de la cuve, des poignées en métal où pendaient les fameuses sangles et auxquelles le soldat se raccrocha dans un sursaut.
« Là... calmez-vous. C'est une baignoire, on va vous laver. »
Intérieurement, l'infirmière se fit la réflexion que cet homme là n'avait peut-être jamais vu de baignoire de sa vie, et que se laver représentait peut-être un traumatisme pour lui. Elle se pinça les lèvres pour retenir un fou-rire tandis que sa collègue faisait couler un peu d'eau.
« On ne va pas mettre le bouchon d'accord ? »
Comme les fois précédentes, elle n'attendit pas la réponse. Archélas s'était calmé et observait le filet d'eau claire comme s'il voyait une fontaine magique. Son inquiétude pour Ceithli le faisait revenir à lui lentement, là où il s'était complètement laissé aller lorsqu'il se trouvait encore en sa compagnie. Et puis rapidement, les mains des deux infirmières sur son dos pour une toilette énergique lui ôta toute envie de remuer. À moitié coupable au fond de lui, il trouvait quand-même que ce massage improvisé lui faisait du bien ! L'eau était chaude, et bien que l'odeur du savon à la Bétadine lui soit particulièrement entêtante, il se sentait plus léger à mesure que la crasse, sillon noir au fond de sa baignoire d'un blanc immaculé, finissait engloutie dans le siphon. Des clins d'œil s'échangèrent dans son dos, l'une comme l'autre semblant penser qu'une fois propre, il n'était pas si mal. Il eut même droit à un compliment sur son tatouage qui lui donna une subite envie de meurtre, vite envolée au souvenir que le Tecoluta lui avait sauvé la vie. Au bout de longues minutes à être frictionné ainsi, il fut rincé à l'eau tiède, puis un liquide froid vint lui chatouiller la peau une nouvelle fois. Apparemment, il venait de subir un prélavage et avait droit à un second tour, même si pour celui-ci il se débattit lorsque l'une des infirmière menaça de nettoyer des parties de son anatomie qui ne la regardaient pas !
« D'accord, d'accord. Fit-elle d'un ton mi-déçu, mi-amusé. Tendez les mains, je vais vous mettre du savon et vous nettoierez ça tout seul. Mais frottez bien d'accord ? »
Le mot « d'accord » revenait comme un tic de langage, sans attendre le moindre accord. Archélas tendit docilement les mains, étonné par la substance orangée qu'on y fit couler. Le phénomène d'émulsion faillit le faire rire, mais sans Ceithli, il n'avait pas le cœur à s'amuser. Rincé à grande eau à l'aide d'un drôle de tuyau imitant la pluie, les deux infirmière l'aidèrent à sortir de la baignoire et l'habillèrent d'une sorte de chemise qui lui arrivait jusqu'aux genoux et qu'elles fermèrent dans son dos. Le soldat soupçonna tout de même que le vêtement ne couvrait pas l'intégralité de son postérieur à en juger par les courants d'air qui le chatouillaient. On le fit rasseoir sur le banc glacial et il eut droit à un vrai rasage.
« Voilà monsieur, vous êtes tout propre ! Triompha l'une des deux femmes avec une certaine fierté. Si vous arrivez à marcher, on va vous demander de nous suivre d'accord ? Par ici, venez. »
Une seconde porte s'ouvrit sur une autre pièce toute aussi blanche. Là, trois hommes aux visages austères semblaient l'attendre de pieds fermes. Les infirmières le guidèrent jusqu'à une sorte de lit inconfortable et lui intimèrent de ne pas bouger – décidément – puis elles sortirent en lui promettant de l'attendre dehors. Le lit remua tout seul et de grands bras mécaniques semblèrent surgir du plafond pour s'agiter autour d'Archélas qui commençait à paniquer sérieusement.
« Ne bougez pas ! Lui ordonna l'un des médecins qui n'avait visiblement pas que ça à faire. Fermez les yeux et calmez-vous, sinon il faudra recommencer. »
Habitué à obéir aux ordres (et n'ayant aucune envie de s'éterniser dans cette hallucination de dément), il s'exécuta et patienta, le cœur battant follement et les poings serrés. Au final, son décrassage et sa séance d'imageries durèrent plusieurs heures au bout desquelles il fut relâché, épuisé par l'inquiétude et désorienté. Tant de lumières et de magie dont il ne comprenait pas l'utilité le rendait aussi flasque qu'un vieillard ayant vécu deux fois son âge. Ses infirmières le réceptionnèrent presque dans leurs bras lorsqu'il sortit de la salle en titubant.
« Je veux voir Ceithli.
_ Oui oui, on y va. Encore un effort d'accord ? »
Et c'est escorté de ses deux armoires à glace féminine qu'il fit irruption dans une petite chambre. Là, deux lits, le médecin de tout à l'heure derrière ses lunettes en demi-lune, et une très jolie jeune femme qu'il reconnu aussitôt, quoi que l'expression qu'elle affichait lui parue étrange. Aussitôt, l'inquiétude d'Archélas devint une angoisse sourde. Qu'avait-elle de si grave ? Avant qu'il ait pu demander, il se retrouva sur son lit, allongé, couvert, bordé et une aiguille lui fut plantée dans le bras, le reliant à une poche transparente remplie d'un liquide... transparent.
« Ne bougez pas, c'est pour vous soigner. Tout va bien. Le rassura l'une de ses infirmières avec un clin d'œil.
_ Alors cette toilette ?
_ Une plaie au cuir chevelu qui nécessite quelques points. D'autres plaies bien refermées sur l'ensemble du corps, la plus récente semble être celle à l'épaule.
_ Sur la paume de la main droite aussi. Les imageries arrivent.
_ Une protubérance suspecte au mollet droit et des restes d'hématomes sur les lombaires. Le reste sont des écorchures, des ongles salement abîmés mais le tout cicatrise correctement.
_ Merci. Vous pouvez y aller. »
Et les infirmières s'éclipsèrent. Le médecin jeta un rapide coup d'œil sur Ceithli, affichant un air assez curieux. Qui était le père ? La loque humaine qui l'accompagnait ? Est-ce qu'elle le lui dirait ? Est-ce qu'il le prendrait bien ? Renonçant à poser toutes ces questions à voix haute, il se retourna vers le mur et ouvrit une petite trappe qui dissimulait un clavier où il pianota quelques secondes. Le mur scintilla alors que les lumières de la chambre déclinaient, et comme par magie, les imageries d'Archélas apparurent sur le mur. L'air très absorbé par ses réflexions, le médecin pencha la tête. Le soldat lui, n'avait toujours pas réalisé que toutes ces peintures magiques, c'était lui. Il tourna simplement la tête vers la jeune femme et lui demanda d'une voix éteinte si elle allait bien. C'était tout ce qui comptait pour lui. Un petit air coupable cependant de s'être fait chouchouter par deux autres femmes que celle qu'il aimait venait pincer ses lèvres. Mais il sursauta lorsque le médecin reprit la parole d'une voix brusque.
« Bien ! J'ai là vos résultats monsieur Ages. Déclara-t-il en désignant toute une série de chiffres et de symboles étranges qui s'affichaient au mur. Félicitations, vous êtes l'heureux propriétaire d'une Poliomyélite ! S'ajoute à cela une petite pneumonie qui a profité de l'occasion pour s'inviter. »
Il les regarda tous les deux en secouant la tête l'air de dire « ces deux-là sont des abrutis ».
« Laissez-moi deviner, vous remplissiez votre gourde dans n'importe quel cours d'eau ? Un regard vers Ceithli et il reprit, comme s'il leur passait un savon. Vous dites être allés au sud, sous ces climats vous apprendrez que n'importe quoi peut se cacher dans l'eau. Il faut la faire bouillir avant de la boire, ou la filtrer avec un linge propre ! »
L'air exaspéré d'avoir à faire à tant d'ignorance, il soupira. C'était pourtant évident non ? Comment pouvait-on se montrer si stupide ?
« Vous avez deux vertèbres un peu tassées mais elles semblent s'être remises d'elles-même. Ce qui est bizarre d'ailleurs... marmonna-t-il en jetant sur Archélas un regard suspicieux. En fait, votre densité osseuse présente des similitudes avec celle des Morphes sur ce cliché, vous voyez ? Mais pas sur celui-ci qui a été pris quelques minutes plus tard. »
Le soldat le regardait avec des yeux ronds, ne comprenant strictement rien de ce que cet homme lui racontait. Pour commencer, il n'avait aucune idée de ce qu'était une « polie au miel ite ». La pneumonie lui parlait déjà davantage. Quant à sa densité osseuse, tout ce qu'il pu en retenir fut que les images au mur... c'était son corps ! Battant des cils d'un air sidéré, il observait les dessins. Sa peau semblait transparente comme le liquide dans son ballon au bout de son bras, et à l'intérieur, on voyait ses os. C'était... bizarre, mais amusant, magique, fascinant. Le médecin lui, semblait trouver révoltant que son patient s'extasie des images alors qu'il avait mis sa vie en danger bêtement.
« Là, il désigna une tache blanche de la taille d'une épingle à cheveux dans l'épaule gauche, c'est une écharde métallique. Il va falloir la retirer. Bizarrement elle a fait énormément de dégâts et... compte tenu de sa taille restreinte, c'est... ce n'est pas très normal. Nouveau regard suspicieux.
_ C'est à cause de la Sève de M...
_ Et là, coupa le médecin en montrant du doigt une tache dans le mollet droit, c'est un très joli Dracunculose ! On se baigne dans de l'eau croupie peut-être ? Ce n'est pas très malin. »
Il haussa les épaules comme un défaitiste, affligé par le manque de réaction des deux jeunes gens. Il leur aurait annoncé le mariage des peoples les plus populaires du coin qu'ils n'auraient pas semblé plus intéressés. Il se retourna et fit disparaître les imageries. La lumière se fit plus vive et un aide-soignant entra à ce moment là avec un petit plateau.
« C'est pour lui. Amusez-vous bien, j'ai horreur de ces bestioles. Je ne veux même pas voir un seul centimètre de ce truc. Et il revint vers Ceithli. Revenons-en à nos affaires... »
Pendant ce temps, l'assistant injecta un produit tout aussi transparent dans le tuyau qu'Archélas avait relié au bras. Ensuite, il alla s'occuper de son mollet dans lequel il fit une incision sans prévenir et appuya doucement. Surpris et un peu furieux – bien que son état ne lui permettait pas de réagir trop brusquement – le soldat se redressa pour interrompre le geste de cet individu peu délicat... mais ce fut lui qui s'interrompit lorsqu'il aperçu cet espèce de fil blanc surgir de sous sa chair. L'assistant l'enroulait méthodiquement autour d'un bâton en tirant dessus. Dix secondes plus tard, le soldat vomissait tout ce qu'il n'avait pas mangé depuis des semaines dans un récipient à portée de main.
« Ça va aller, il n'est pas très grand. Mais c'est vrai que ce n'est jamais très ragoûtant à voir. Surtout n'essayez pas de l'enlever vous-même, vous risqueriez de le casser. On va le sortir centimètre après centimètre.
_ De toute façon, intervint le médecin qui se désintéressait à présent d'Archélas qu'il considérait comme arriéré, vous devrez rester ici quelques temps. On vous donnera ce qu'il faut pour guérir, mais on ne fait pas dans la magie comme Sayah par ici, alors il faudra attendre. »
Et puis plus il les retenait, plus il pouvait étudier sa nouvelle patiente...
« Je vais aussi recoudre votre tête et votre main, et je vais devoir vous couper un peu l'épaule pour enlever cette écharde. » précisa l'aide-soignant à voix basse.