par Akh Ôr Naphret » 21 Juin 2009, 19:29
Il n'y avait que le vent, et le sable, et le rocher. Pourquoi? On ne sait pas.
Au milieu de tout ça, sur le rocher, la jeune fille jouait. Pourquoi? On ne sait pas non plus. Elle soulevait la poussière et la déposait sur le rocher. Et de ses mains agiles, elle y dessine. C'est un beau jeu, le sable : on y trace et l'on efface. Et les choses paraissent vivantes.
Elle a dessiné d'abord la dune. Ensuite une antilope. Avec soin, elle a esquissé les cornes courtes, la robe, les longues cuisses fines. Avant même qu'elle n'ait fini le sabot, elle a bougé, l'antilope. Voilà qu'elle tend le cou, elle renifle le vent. Elle est belle. Mais elle est toute seule. Alors, la jeune fille dessine à côté un zèbre, avec des rayures noires et blanches. Le zèbre s'est tout de suite mis à brouter. D'abord, l'antilope s'est méfiée, mais rien ne s'est passé. Alors, elle s'est mise à manger aussi, craintive, arrachant les maigres touffes d'herbe sur l'image.
Et puis, la jeune fille a dessiné un lion. Mais pas le lion fauve qui pourchasse et qui tue... celui-là, de lion, il est tranquille. Il est couché dans le sable, tranquille. Il ne dort pas. Il regarde la brume qui passe, toute dorée par le soleil. Elle a laissé un peu de son or au fond de ses yeux, la brume. Il écoute la rumeur de l'Erg, par-delà les sillons des dunes. Il ne fait pas attention aux deux autres qui broutent. Ils ne l'ont pas vu, pas senti, et le lion n'a pas faim. Le grand lion écoute et rêve. Même quand la jeune fille vient s'asseoir à côté de lui, il ne bouge pas. C'est un lion-image, de toute façon. Il n'est pas dangereux.
L'antilope a mangé. Elle s'est couchée un peu plus loin, ruminant tranquillement. Le zèbre, lui, il broute. Les zèbres ne savent que brouter, vous savez. Et ils sont là, tous les quatre. Le ciel est tout bleu, avec le soleil suspendu au milieu. La jeune fille lève les yeux pour le regarder. ll tient chaud, mais il ne brûle pas la peau. C'est un soleil-image. Et la jeune fille rit, parce que le soleil ne brûle pas. Le lion la regarde, et peut-être qu'il rit aussi, à la manière des lions. Pourquoi les lions rient? On ne sait pas.
Quand la jeune fille regarde de nouveau le sable, il y a un fennec. C'est un vrai renard des sables, celui-là. Elle n'a pas pensé à dessiner de fennec, ils sont trop difficiles à tracer. Pourtant, il a l'air de connaître le lion. Il va le renifler, et il ne se fâche pas. Le fennec éternue, parce qu'un peu du sable de la patte du lion est entré dans son museau. Mais c'est un lion-image, alors ses pattes ne sont pas très solides. C'est peut-être pour ça qu'il n'a pas envie de courir. Son sable serait effacé par la course. Alors il préfère rester assis et regarder. C'est comme ça.
Le fennec s'est assis aussi, et il donne envie de rire, avec ses airs de sage. Mais la jeune fille ne rit pas, cette fois. Elle ne sait pas pourquoi. Elle est inquiète. L'antilope aussi. Elle arrête de brouter les touffes d'herbes. Ce n'est pas parce que c'est des touffes d'herbe-dessin. Ca ne la dérange pas. Mais elle regardent l'horizon, comme regardent les bêtes inquiètes. Pourquoi? On ne sait pas.
Qu'y a-t-il là-bas? La jeune fille ne sait pas. L'antilope ne sait pas. Mais même le zèbre s'arrête de brouter, à présent. Il vient, en faisant attention à ne pas effacer le dessin des herbes en passant. Et il regarde aussi, de l'autre côté. Du côté où on entend le rire des hyènes. Lui non plus ne sait pas.
Le lion sait, peut-être. Il pousse le fennec, et il se lève. Tout doucement, pour ne pas abîmer sa crinière si difficile à dessiner, il gagne le sommet de la dune. Il ne rit plus comme rient les lions. Il a l'air féroce, très féroce. Il ouvre grand sa gueule de sable, et il rugit, fort, très fort. Mais l'horizon rit toujours. Il se rit du lion-dessin, de l'antilope-dessin, du zèbre-dessin. Il se rapproche. Il vient très vite, et avec lui les nuages du simoun. Ils souffle déjà fort, le simoun.
Cette fois, la jeune fille a peur. Le simoun est là maintenant, le grand vent avec ses tourbillons. Le soleil qui ne brûle pas, le soleil-dessin est presque caché, et la lumière est rouge. Tout ce rouge fait sinistre. Le Lion rugit encore, aussi fort qu'il peut. Il veut dire au vent de repartir. Mais le vent n'écoute pas. C'est un vent mauvais. Il souffle, et il commence à effacer le dessin. Ca commence par l'antilope. Pourquoi l'antilope et pas le zèbre, on ne sait pas.
La jeune fille essaie d'arrêter le vent. Mais elle ne peut pas. Le vent efface déjà l'antilope. Le zèbre voit ça, et il court. Il court très vite. Mais le vent encore court plus vite. Aors il le rattrappe, et il l'efface aussi. On ne voit plus l'horizon, on ne voit plus le soleil. Juste du sable partout, jaune et noir, qui les entoure, partout. Il rit toujours, et il y a aussi des voix dedans, maintenant. Les djynns du sable parlent, mais on ne peut pas les comprendre. La jeune fille savait les mots des djinns, avant qu'elle soit ici pour dessiner l'image. Mais elle a oublié.
Le fennec s'est sauvé. Il a eu peur aussi, et pourtant c'est un vrai fennec, le vent ne peut pas l'effacer. Mais les fennecs ont tout le temps peur. Le Lion est toujours là, mais même lui commence à disparaître. La jeune fille tente de le dessiner, mais le vent l'efface plus vite encore. La crinière, les pattes, la gueule ... et voilà, le lion est parti. La jeune fille est seule maintenant.
Peut-être. Peut-être pas. Dans le sable, il y a d'autres images maintenant. Beaucoup d'images. Mais elles passent trop vite. Il y a un autre lion, qui ne rit pas comme rient les lions. Il y a un désert, tout bleu. Il y a un grand Oeil, l'Oeil du Dieu. Il y a un homme avec une tête d'oiseau. Il y a des montagnes, très hautes, comme mille dunes sur mille dunes. La jeune fille a très peur, maintenant. Le vent crie toujours. Et le rire des hyènes est tout proche. Et puis, derrière les bourrasques de sable, il y a quelque chose d'immense et de noir, aussi grand que les montagnes. C'est cela, la peur qui avance, derrière la tempête. Et voilà qu'elle comprend, juste alors que le simoun vient sur elle. Ce que disent le rire des hyènes et les voix du vent.
"Ils viendront de l'Est" hurle une voix, "de l'Est - de l'Est - de l'Est! Ils monteront par le chemin du désert de Mahjour!"
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Naphret s'éveilla en sursaut. Pendant une seconde, elle n'entend rien que son son coeur qui bat follement. Encore à demi-endormie, elle regarde avec appréhension les crêtes dorées qui l'entourent. Est-elle encore dans son rêve, en compagnie du lion-image? Il faut le doux souffle de sa monture, tout près d'elle, pour la rassurer.
Ah. Par Quinah, c'est vrai. Elle est dans l'Erg. Après avoir quitté Ohime au début du jour, elle a galopé longtemps. Sans escorte, comme elle l'exige parfois, fatiguée du cérémonial du palais. Elle ne risque rien. Sa monture connaît bien la route. Il y a plusieurs jours de route avant les frontières, et ils sont encore suffisamment proches de l'Oasis pour ne pas craindre les dangers du désert profond. Mais déjà tout autour, il n'y a que le sable. C'est là qu'elle a fini par s'arrêter, fatiguée après trois heures de galop. Elle n'a pas l'endurance des hommes, ni celle des cavaliers. Elle s'est couchée dans le sable, enroulée dans le jûbin, le vêtement de voyage qui recouvre tout le corps, y compris le visage. Mais il est temps de repartir., aussi Naphret s'étire, puis sa main vient caresser le pelage de sa monture.
"Ébène..."
Sous la caresse de la voix amie, l'animal dresse les oreilles et hennit. Lorsque la forme légère est sur son dos, les sabots prennent la course, faisant sonner leur tambourin.
"Va, Ébène..."
Ébène! Nom mérité. Sa robe est d'un noir de jais, où les gouttes de sueur semblent briller comme des perles, coursier à la silhouette fine, élancée, faite pour galoper de longues nuits. Son galop, peu l'égalent parmi les chevaux d'Ohime. Sur son front, une étoile blanche prouve qu'il a accepté de porter l'homme à sa naissance. Mais pas n'importe quel homme, car Ébène est du sang noble des seigneur des chevaux, ceux élevés par les tribus de l'Erg. Ceux qui choisissent leur cavalier, dès la première fois qu'ils le voient. S'ils s'agenouillent pour le laisser monter, il n'accepteront plus aucun autre homme sur leur dos. Ils sont les chevaux des princes et des rois, que jamais le fouet ne touche et qui ne se laissent guider qu'à la voix.
"Va..."
Et alors que le soleil poursuit sa course dans le ciel, cheval et cavalière poursuivent leur route au creux des dunes, ne laissant sur le sable qu'une ligne de traces qui s'effaceront bientôt. Tout en regardant les crêtes défiler autour d'elle, Naphret soupire, revoyant intérieurement la vision venue la visiter pendant son sommeil. Encore un de ces songes dépourvus de sens, où les fantaisies se mêlent à des visions de l'avenir. Pour quelque mystérieuse raison, le désert semble renforcer le don de Vision. Mais elles sont rarement agréables, et celle-ci l'a profondément bouleversée.
Pourquoi, aussi, s'est-elle couchée pour dormir? Elle ne fait pas un bien long voyage, mais il n'est jamais sûr de dormir hors d'un camp quand on traverse les sables. Elle ne craint pas les bêtes du désert, toutes savent que la jeune femme appartient à Quinah. Mais le soleil, lui, frappe également les hommes et les dieux. Le vêtement des nomades la protège, mais elle n'aurait pas dû s'arrêter. Il est trop tard pour revenir au Palais désormais. Le simoun mortel peut se mettre à souffler n'importe quand, les enterrant dans un linceul de sables. Il vaut mieux continuer, atteindre le camp de l'armée qui se trouve dans la région. Il lui reste cinq heures de jour, dans deux, elle devrait apercevoir les tentes. L'un des responsables de l'armée se trouve probablement au camp, Hétep ou l'un de ces aides. L'idée l'amuse un instant. Certains vont être surpris de la voir arriver et demander l'hospitalité.
En attendant, elle se laisse porter par le galop de sa bête. Elle a toujours aimé galoper au désert. Qui se souvient que son père n'était qu'un humble commerçant de chevaux? Elle n'a que rarement revu sa famille. Ce fut dur, les premiers temps, bien qu'elle aie fini par s'habituer à être Akh Ôr Naphret, Élue de Quinah, Reine de l'Oasis. Mais parfois, elle se souvient de n'avoir été qu'une gamine aux cheveux emmêlés, heureuse de galoper au milieu de nulle part.
Les minutes s'écoulent ainsi, silencieuses et riches. Elle s'est arrêtée une fois pour boire à l'outre qu'elle a emportée, tandis qu'Ébène en profite pour arracher quelques épines à un arbustes rabougri. Puis c'est à nouveau le trot, longtemps, sous les rayons qui s'inclinent petit à petit. En parvenant au sommet d'une crête rocheuse, elle stoppe à nouveau. Tout en bas de la pente très raide, s'alignent des tentes blanches, nombreuses, près de la paroi. C'est la source, au pied du rocher, et ce camp, c'est l'un de ceux de l'armée du royaume. Tout au moins, le camp des dirigeants. Les autres sont sans doute installés plus loin, aux lisières de la Mer de Sables. Car après cette ligne de roche, on quitte le plateau rocheux qui occupe le centre du désert. Plus loin, il n'y a plus rien, que l'immensité du sable.
Il n'a pas fallu longtemps pour qu'elle soit repérée, seule sous le soleil. Trois chevaux viennent de quitter le camp, se dirigeant sur elle en empruntant un des sentiers en zig-zag, à flanc de paroi. En selle, ce sont les Meph Djynns, les cavaliers de l'armée, dont les turbans bleus flottent au vent. En quelques minutes il sont devant elle. Le soldat de tête s'avance, arrêtant sa monture avec aisance. A son bras, un cercle d'argent indique son rang de capitaine. Le sabre recourbé pend à sa ceinture, insigne de l'élite de l'armée.
"La paix de Quinah soit sur toi, Meph Djynn" salue Naphret sans retirer son voile.
"La paix sur toi et sur les tiens" réplique le soldat, selon la tradition. "Tu es de notre peuple. Que demandes-tu, voyageur?"
"L'eau et le pain, rien de plus."
Il baisse d'une main le foulard, dévoilant des traits marqués par le soleil et la poussière. L'homme n'est plus tout jeune, sans doute la centaine d'année bien sonné, âge mûr pour un Ohime. Mais sous les mille rides, le regard est encore vif et perçant. Il ne se hâte pas de répondre, dévisageant d'abord soigneusement l'arrivant, plissant un instant les yeux à la vue du cheval noir.
"Tu les auras. Mais je ne peux te permettre d'entrer au camp avant que le général ne t'aie parlé. Il est rare de voir une monture pareille, surtout au milieu de l'Erg .... et chevauché par une femme. Ta n'as que peu de paroles, mais ta voix ne trompe pas."
Un rire léger fusa sous le voile le voile qui masque la jeune femme. Encore échauffée par sa chevauchée, elle se sent d'humeur à rire, peut-être un peu forcé, pour éliminer définitivement le souci causé par son rêve. Mais la voilà démasquée plus tôt qu'elle n'avait prévu. Poussée par ses réflexes, elle porte sa main à son voile, comme décidée à le lever et à ordonner à l'homme de l'emmener immédiatement à la tente principale. Mais elle n'achève pas son geste. Cet homme fait son devoir de soldat, et même étonnamment bien. Bien qu'elle se doute de la réponse, elle l'interroge cependant.
"Rare en vérité, capitaine! Ta parole est sage. J'attendrai ici. Dis-moi, quel général dirige ce camp?"
"Le plus grand de tous" réplique fièrement le capitaine en faisant virevolter sa monture. "Le Faucon, Hétep Ir Kana!"
Dans un nuage de poussière, les cavaliers bleus ont fait demi-tour. Restée seule, Naphret descend de selle et étire ses membres crispés. Ebène fourre avec amitié son museau contre son épaule, recevant en récompense une tape amicale. Là-bas, le soleil descend tranquillement vers l'horizon, mais il reste encore quelques moments de grands jour. La lumière perd ses tons d'or clair pour prendre ceux du bronze, sans se presser. C'est une heure agréable, après la fournaise de l'après-midi. Cependant, comme dans son rêve, l'horizon vers la Mer des Sables est barré d'une longue ligne grise. Une tempête de sable fait sans doute rage, tout là-bas. Peut-être des Raanaï dansent-ils en ce moment dans ses vagues, gigantesque et pourtant légers comme des plumes?