Archélas eut un sourire amusé. Entendre Ceithli promettre de prendre soin de lui s'il se transformait en une créature inoffensive avait quelque chose d'à la fois attendrissant et un peu humiliant. L'espace d'une seconde, il s'imagina en chaton, prisonnier des bras de la jeune femme qui ne pouvait plus s'empêcher de le dorloter... et il n'était pas dit que ça lui déplairait ! Le repas se poursuivit paisiblement, chacun mangeant à son rythme. Ils n'avaient rien de plus à faire ni nulle part où se rendre dans l'immédiat, aussi s'accordaient-ils le temps de rêver à autre chose sans se presser. Lorsque Ceithli frissonna, Archélas voulu la frictionner un peu pour la réchauffer, mais en se retournant il se retrouvait à n'avoir que le côté gauche de disponible, et son épaule refusa de bouger comme il l'aurait souhaité. Il se contenta donc de jouer un peu avec sa chevelure, la démêlant un peu afin de lui permettre de sécher plus uniformément. Son sourire s'élargit de la voir bailler. Lui aussi était fatigué.
« Repose-toi. Je vais rester encore un peu et sûrement marcher, ne t'inquiète pas si tu entends rôder autour du campement. »
Puis il la laissa se glisser dans la tente. Elle ne s'était pas changée en guépard, ce qui l'attrista un peu, mais il se contenta de garder le silence. Après tout, Ceithli était libre de faire ce qu'elle voulait et il n'avait pas à lui ordonner quoi que ce soit, et ce malgré ce qu'elle avait pu lui promettre. Archélas soupira en constatant la quantité impressionnante d'âneries et de maladresses qu'il cumulait depuis Guttenvald. Pourquoi ? Parce qu'il l'aimait ? Était-il incapable d'aimer sans être cohérent ? Car il fallait bien admettre ce qui était : il se comportait véritablement comme un imbécile. C'est à peine s'il était encore capable de tenir sa rapière correctement en combat singulier. À quoi jouait-il ? À être un autre ? Celui que la jeune femme était susceptible de préférer à celui qu'il était en réalité ? C'était absurde.
Il resta là à s'injurier mentalement, se retournant parfois pour alimenter le feu qui déclinait. Au bout de quelques heures il n'y eut plus rien à brûler et malgré ses efforts, les flammes finirent par mourir dans la nuit. Il enveloppa alors le reste de leur repas dans la peau du phacochère et glissa le tout dans le sac, à l'abri des prédateurs à l'odorat affûté. Et comme il n'avait toujours pas sommeil, il s'occupa de l'outre qu'il alla remplir au ruisseau. L'argile avait refroidit et il devait à présent s'en débarrasser, ce qu'il fit en se baignant tardivement. Il en profita pour rincer ses vêtements et les vêtements que Ceithli ne portait pas mais sur lesquels il avait remarqué les auréoles provoquées par le sel. Il se rappelait les démangeaisons qu'elle avait tenté de dissimulé toute la soirée parce qu'il avait ressenti les mêmes... sauf qu'il ne s'était pas gêné pour se gratter toutes les dix secondes. Occupé à sa lessive inattendue, il se maintenant en mouvement et apaisait ses muscles endoloris. L'outre dont il avait ficelé la poignée autour de sa taille ne cessait de produire de grosses bulles rondes en se remplissant lentement. Archélas cru qu'elle ne serait jamais pleine et poussa un soupir de soulagement lorsqu'elle coula enfin. Un sourire étira ses lèvres en pensant que c'était peut-être la quantité impressionnante d'air contenue dans leur outre davantage que la tente-hérisson qui avait fait flotter leur sac.
Se hissant sur la rive, il déposa l'outre pleine près du sac et s'éloigna afin d'essorer au maximum leurs vêtements. Son épaule le rappela à l'ordre autant que la paume entaillée de sa main, mais il fit au mieux et étendit le tout à une branche basse. Un vent glacial balayait leur campement. Peut-être permettrait-il au linge de sécher plus vite. Revêtant sa pèlerine en guise d'unique vêtement, il s'attela ensuite à vider ses bottes dépareillées du sable qui s'y était infiltré, faisant de même avec les bottes empruntées au matelot et qu'il avait conservées pour Ceithli. Il estimait avoir suffisamment joué de malchance jusqu'à maintenant et s'appliquait à remettre leur matériel en état afin de leur éviter des blessures idiotes. Et lorsqu'il lui sembla que tout était en ordre, épuisé, il constata avec dépit qu'il n'avait pas plus sommeil que quelques heures plus tôt. Alors il décida de marcher un peu. Enveloppé dans sa pèlerine, il fit le tour du campement, savourant le contact de l'herbe tendre sous ses pas. En mouvement circulaire, il s'éloigna bientôt de plus en plus avant de se décider à partir carrément en reconnaissance. Il arpenta le bosquet tout proche à la recherche de buissons et de fruits, en vain. Il y avait bien quelques noisetiers mais la saison n'était pas la leur. Les mûres étaient encore trop rouges, souvent trop vertes. Il ne reconnut aucune plante médicinale et ne ramassa finalement qu'une quantité non négligeable de bois qu'il ramena près du feu désormais éteint. Déposant son butin dans l'herbe avec mille précautions afin de ne faire aucun bruit, il repartit aussitôt en vadrouille.
Il chercha en vain quelque chose d'utile, se maudissant d'avoir encore une fois pris la mauvaise décision. Par sa faute, ils s'étaient éloignés d'une source de nourriture facile : coquillages, tourteaux, oiseaux nichant à proximité des plages. Il n'y avait eu qu'à se baisser pour les ramasser. Ici il fallait au mieux grimper aux arbres, au pire... être un guépard pour espérer capturer de quoi manger. Autrement dit, il mettait indirectement Ceithli à contribution alors qu'elle n'était pas forcément en meilleur état que lui. Il soupira. D'un autre côté, la jeune femme lui avait assuré se remettre un peu mieux de ses blessures lorsqu'elle était sous sa forme animale. Peut-être alors était-il préférable de rester ici, pour elle. Car prétendre qu'elle était la seule à pouvoir les nourrir l'obligerait à se transformer.
Archélas leva le nez vers le ciel, comme si les étoiles étaient susceptibles de lui donner toutes les réponses qu'il cherchait. En réalité, il se heurta à un plafond de nuages sombres. Ni étoiles ce soir, ni lunes. Son regard se reporta sur les plaines devant lui. Autrement dit, l'obscurité et ses dégradés lugubres. Et à présent qu'il n'avait plus rien de concret à faire pour s'occuper l'esprit, ses pensées sombres revenaient le hanter et le harceler de doutes. L'armée du Roi Livian d'Ephtéria était toute sa vie. Il pouvait bien se mentir autant qu'il le voulait, il n'en restait pas moins qu'il n'avait rien connu d'autre, et qu'il n'avait jamais été un bon élément. Il avait douté un millier de fois. S'était insurgé contre les méthodes imposées. Tout ce qu'il avait su faire à peu près convenablement avait été de se taire et de fermer les yeux sur les exactions des siens. Pourquoi avoir continué ? Pourquoi s'être entêté dans une voix qui le décevait ? Par fierté, sans-doute. Parce que sa démission n'aurait été qu'une preuve de son incompétence, parce qu'il ne savait rien faire d'autre, parce qu'il aurait déçu ses parents aussi. Mais au final, pour qui vivait-il ? Qu'avait-il fait ces dernières années, sinon chercher ses hommes qu'il pensait disparus ? Manôlis lui-même, malgré ses défauts, avait eu tôt fait de lire en lui et de comprendre son fonctionnement. L'attachement du soldat pour Ceithli avait été une aubaine pour lui, et cet ordre d'abattre cinq hommes dont Chaemil pour leurs exactions passées – Archélas le savait – n'était qu'un chantage dont il ne se débarrasserait jamais. Il serait bien trop facile, à présent qu'il avait démontré de ce dont il était capable pour la jeune femme, de faire pression sur lui à nouveau. La menacer suffirait à lui faire exécuter n'importe quel ordre.
Que de mauvais choix... était-ce dû à son manque d'expérience ou à une incompétence navrante ? Et s'il devait refaire ces choix, seraient-ils différents ?
Laisserait-il Manôlis se servir sur celle qu'il aimait ? Non. Refuserait-il de tuer des hommes sans aucune morale pour la protéger ? Non. Prendrait-il le risque d'avouer ses erreurs à Livian d'Ephtéria, de se voir jeté en prison ou tué, incapable d'honorer sa parole et dispensant de fait Manôlis de tenir parole ? Non. Laisserait-il Ceithli sans nouvelle tandis qu'il voyageait vers le sud, à la merci d'un frère qui la convaincrait qu'elle ne comptait pas pour lui ? Non, non et définitivement non. Ce qui lui manquait, c'étaient des réflexes, de la ruse, de la pratique. À se laisser dominer par ses émotions, il se comportait comme un âne irréfléchi. C'était de jugeote dont il avait besoin... Sayah vendait-il des potions susceptibles de rendre un peu moins impulsif ? D'un autre côté, n'était-ce pas justement cette impulsivité qui les avaient rapprochés, à Aspasie comme à Guttenvald...? Lui n'avait jamais aimé ces femmes trop calculatrices. Qu'en était-il de Ceithli ?
Il s'arrêta subitement. Devant lui dans l'obscurité, deux points lumineux remuaient à peine. N'écoutant que ses réflexes, il se laissa tomber accroupit, le cœur battant follement. D'après la distance, il s'agissait de deux torches dans la nuit et il était peu probable qu'il ait été aperçu. Il porta machinalement la main à son pendentif et l'emprisonna dans son poing, étouffant la lueur qu'elle n'accordait qu'à lui, mais qui l'angoissait malgré tout. Dans le noir le plus absolu, il s'efforça de retrouver son calme. Les flammes minuscules glissèrent mollement vers le nord puis se firent de plus en plus lointaines, jusqu'à disparaître totalement. Archélas compta une bonne minute avant de se décider à se lever et faire demi-tour au pas de course. À quelques mètres du campement toutefois, il ralentit l'allure et respira à fond. Il était seul. Le feu était éteint, la tente se distinguait à peine. Elle ressemblait à un gros rocher hérissé de pics près des arbres. Malgré tout, son angoisse persista et le soldat resta sur ses gardes le reste de la nuit. Il parvint à se maintenir éveillé en buvant régulièrement l'eau glaciale du ruisseau, s'en aspergeant la nuque et le visage pour se revigorer. Pendant des heures, il fit plusieurs allers et retours afin de surveiller les alentours. Il vérifia plusieurs fois leurs vêtements encore humides, rassembla leurs affaires au cas où il faudrait les ramasser rapidement, s'éloigna afin de s'assurer de leur tranquillité. Et lorsque le soleil se leva enfin, il n'avait pas dormit de la nuit.
Un épais nuage gris planait au-dessus de leurs têtes comme une chape de plomb. Pas de vent, mais une odeur de soufre menaçante. Adossé au tronc noueux d'un arbre, Archélas observait l'horizon où il avait vu les torches, la mine inquiète. Il serrait entre ses doigts la petite fiole de sève de Morphe.