Les os de la bernache finirent en petit tas qu'il laissa là pour Ceithli, au cas où le lapin ne lui suffise pas, puis il s'étira mollement. Il voulu alors faire part de ce qu'il avait cru voir la veille à la jeune femme, mais au moment où il ouvrit la bouche, il assista à un drôle de manège. Le guépard était sur le dos et l'observait à l'envers, ce qui lui arracha un sourire. La suite le fit carrément éclater de rire. Ce n'était pas tous les jours que l'on voyait un tel fauve se comporter comme un chaton poursuivant sa queue, et savoir que celle qu'il aimait se trouvait quelque part à l'intérieur ne rendait son comportement que deux fois plus drôle. C'était ce qui s'appelait avoir une araignée au plafond ! Il ne pu s'empêcher de tressaillir toutefois lorsqu'elle s'aplatit pour le fixer de ses prunelles imprécises, comme s'il s'attendait à ce qu'elle lui saute à la gorge en guise de dessert. Heureusement, elle n'en fit rien, et vint simplement s'affaler à ses côtés en haletant presque. Archélas se risqua à caresser son pelage tacheté, remarquant sur son flanc la présence d'une tâche en forme de chat assoupi. Il haussa un sourcil, étonné que le tatouage puisse se voir malgré la fourrure, et la suivit des yeux en la voyant se diriger vers le ruisseau. Sur le moment, il failli lui crier de faire attention de ne pas se noyer avant de se raviser. Depuis Drakmonniss, il n'arrivait plus à voir les étendues d'eau autrement que comme des pièges sournois prêts à tout engloutir...
Il soupira, battant des cils brièvement en devinant le corps de sa protégée se mettre à l'eau. Sa chevelure dans son dos lui masquait en réalité le plus intéressant. Et comme elle semblait décidée à lui parler, il s'approcha pour ne pas avoir à élever la voix... et aussi parce qu'il désirait la voir de plus près...
« Oui... répondit-il avec un sourire que l'hilarité de voir Ceithli s'amuser avait élargit. Ça avait l'air de te plaire. »
Il se mit accroupit, les bras autour de ses jambes et le menton appuyé sur ses genoux. Lorsqu'elle était jeune, Nemesis avait recourt à ce genre de comportement complètement dingue pour évacuer son surplus d'énergie, car les animaux savaient d'instinct comment se débarrasser du stress. L'espèce humaine ne savait pas s'amuser. Peut-être devrait-il en prendre de la graine ? Il se voyait mal se lever et se mettre à courir partout pourtant. Sauf si... Se dépliant légèrement, il plongea sa main dans sa poche et en ressortit la fiole qu'il agita devant lui.
« Si je n'en prend qu'une toute petite gorgée ? »
Peut-être devrait-il avant lui parler de ce qu'il avait vu cette nuit ? Peut-être devrait-il attendre qu'elle soit sortie de l'eau ? Oui, peut-être. Mais parce qu'il n'agissait souvent que sous l'impulsion du moment, il se sentit envahi d'une sorte de courage bizarre et porta le flacon à ses lèvres, n'en laissant couler que quelques gouttes sur sa langue avant d'avaler. Le résultat ne se fit pas attendre. Il eut à peine le temps de reboucher la fiole qu'il était prit d'une violente quinte de toux, et s'il avait su qu'elle effet cela pouvait faire de régurgiter un soda par le nez, il aurait comparé la douleur qu'il ressentit à cela. S'il eut les larmes aux yeux ? Son visage en était inondé alors que sa gorge était en feu. Il ne se serait pas senti plus mal s'il avait eu à avaler une dizaine de piments d'Amroth d'un seul coup ! Encore un effet secondaire dont Sayah avait oublié de faire mention ! Serait-il possible, un jour, de se procurer l'un de ses précieux objets sans avoir à subir ses élans de sadisme ? Archélas se recroquevilla sur lui-même, victime de douleurs insupportables. À tel point que durant quelques secondes, il souhaita mourir pour ne plus avoir à ressentir cela. Évidemment, non seulement la transformation lui était imposée, mais en plus elle modifiait considérablement son métabolisme de part la taille réduite de l'animal sélectionné. Et alors qu'il resserrait ses bras autour de lui afin de faire taire ces souffrances atroces, le soldat ne se rendit pas compte des changements qui s'opéraient en lui.
Ses cheveux devinrent plus courts jusqu'à disparaître totalement au profit d'un pelage chocolat luisant. De sa colonne vertébrale à son bassin en passant par ses côtes et ses épaules, l'intégralité de ses os semblèrent se disloquer jusqu'à devenir moins imposants que ceux d'un nourrisson. Quant à ses grognements de douleur qu'il tentait de maîtriser, ils se muèrent en des cris stridents, jusqu'à ce que la douleur cesse enfin. Silence.
Rouvrant prudemment les yeux, le jeune homme s'étonna de se retrouver dans le noir. Faisait-il déjà nuit ? En tournant la tête, il sentit le contact de sa pèlerine et du se débattre un moment pour s'en défaire, en vain. Le tissu lui semblait anormalement lourd, et lui anormalement gauche. En fait, il se mit à paniquer en constatant qu'il ne parvenait à se déplacer qu'à quatre pattes et qu'aucun autre son mis à part des couinements ne sortaient de sa gorge. Se faufilant hors de son vêtement, il sursauta en apercevant une motte d'herbe plus haute que lui ! Son regard se reporta sur ses mains... pour y découvrir deux pattes couvertes de poils sombres et armées de griffes intéressantes. Ça avait fonctionné ! Il n'avait strictement aucune idée de quelle apparence il avait pris, mais il était sûr d'une chose : ça avait fonctionné ! Il regarda alors Ceithli en lui offrant un sourire qui dévoila sa dentition menaçante, mais encore une fois il en fut quitte pour une mauvaise surprise : la jeune femme avait à présent la taille d'un titan ! Il en tomba assis de stupeur... pris d'un certain vertige de devoir lever la tête si haut pour l'observer. Ses yeux – toujours aussi bleus – se firent un peu tristes, mais cette petite nostalgie ne dura pas longtemps.
Et puis sans véritablement comprendre pourquoi, il se sentit l'envie d'aller vadrouiller un peu. Et ainsi Archélas en version hermine se mit à bondir de droite et de gauche, découvrant le monde différemment. Il s'amusa à se cacher sous le tas de vêtements de Ceithli avant de filer comme une flèche vers le ruisseau comme s'il était tout à coup attiré par l'eau. Son petit nez minuscule remuait à mesure qu'il crapahutait sur la rive, agile et rapide comme il ne le serait jamais en tant qu'humain. Il s'arrêta pour observer Ceithli. Il lui semblait avoir un peu de mal à rassembler ses idées sous cette forme, comme si une quantité incroyable de distractions venaient le titiller sans arrêt sans qu'il puisse fixer sur une pensée précise. Lui qui pensait qu'il serait spectateur dans un corps étranger, qu'il comprendrait... en fait il se contentait de vivre différemment sans se soucier de comment ni pourquoi, sans plus la moindre notion de responsabilité ou de culpabilité, s'inquiétant seulement d'une odeur qui passait à portée de son nez minuscule.
Il sentait son épaule et son dos tirer un peu, mais il était tellement occupé à poursuivre les bruits de pas des insectes qu'il s'en moquait totalement. Il attrapa deux grenouilles par jeu, dévorant la première et offrant la seconde à Ceithli en guise de cadeau. Puis il se lança sur la piste d'un lapin avant de croiser l'odeur alarmante d'un fauve. Il lui fallu une minute entière pour réaliser qu'il devait s'agir de l'empreinte olfactive de sa féline. Il retourna au campement aussi, qui lui parut drôlement loin sous cette forme. Il fit le tour de la tente en trottinant à vive allure, se retournant parfois pour garder un œil sur sa compagne, et son inspection minutieuse dura une bonne heure jusqu'à ce que son organisme lui fasse savoir qu'il était épuisé.
Alors, sans la moindre notion d'embarras, il alla se rouler en boule sur les genoux de Ceithli et s'endormit presque aussitôt...