La main de Zlata sur son épaule le fit frissonner. Il était peu habitué aux contacts physiques et, pour tout dire, les craignait, les rares auxquels il avait eu droit n'ayant jamais été franchement agréables. De manière générale, il finissait d'ailleurs par les regretter. Cette fois pourtant, pas de poigne ferme se refermant sur lui. Pas de coup. Juste l'effleurement d'une main amicale qu'il ne parvenait pas à apprécier à sa juste valeur, trop inquiet de la suite à venir. Mais point de suite, sinon l'effacement de la jeune femme lorsqu'il se fut assis. Kjeld s'était redressé, offrant son visage à la pluie diluvienne qui le rinça de quelques unes de ses douleurs. Une seconde, il resta stupéfait en voyant la gourde, une nouvelle fois tendue sous son nez, avant de s'en saisir d'une main encore tremblante. À peine osa-t-il porter le goulot à ses lèvres afin de laisser couler une gorgée d'eau qu'il recracha presque aussitôt. Oui. Peut-être que ça allait mieux.
Il s'était levé lentement, incertain de ses appuis, avant de retourner à l'intérieur. La porte claqua derrière lui, étouffant le bruit entêtant de l'averse qui tombait drue et déjà, il s'était rassis devant le foyer crépitant, incapable de soutenir le poids de son corps plus longtemps. Il avait déposé l'outre à ses côtés, avec précaution. C'est qu'elle n'était pas à lui et il ne fallait pas l'abîmer. Raisonnement futile au milieu de la grande confusion mentale dans laquelle il se trouvait. Encore une fois, les gestes et les attentions de Zlata l'étonnèrent et c'est avec prudence qu'il se saisit du pain tendu, épiant comme un fauve le moment où le piège à collet, cruel et imparable, allait se refermer sur lui. Une minute. Deux peut-être. La Winghox ne semblait pas bercée dans ce genre de jeu là. Il soupira, rassuré, toussa brièvement, laissant Zlata à ses préoccupations silencieuses. Il se sentait fatigué, honteux, nauséeux et plus que tout encore, complètement frigorifié. Encore une fois, la culpabilité l'assaillit, lorsqu'il pensa à l'appel d'air froid qu'il venait de provoquer par sa sortie inopinée. La cheminée avait déjà toutes les difficultés du monde à tirer correctement, fallait-il qu'il y ajoute sa touche personnelle afin d'interdire définitivement toute tentative pour réchauffer la pièce ? Il soupira, las de lui-même, lorsque de nouveau, la jeune Winghox le fit sursauter.
Son emprise, d'une fermeté soudaine, lui fit redouter le pire et c'est un regard terrifié qu'il jeta sur elle. Il resta immobile, indécis, presque surpris. L'œil bleu-gris, magnifique réplique d'une des lunes de Nideyle, le toisait avec un enthousiasme étonnant. Non. Elle n'était pas en colère et nulle tyrannie ne dansait dans son regard étrange. Était-elle folle ? Kjeld entendit sa question et resta sidéré un instant avant de pouvoir réagir. Il se remettait à peine du flot d'émotions désagréables qui venaient de le traverser que déjà, sa compagne de route l'interrogeait avec une frénésie quasi traumatisante... Pour un peu, il se serait attendu à ce qu'elle le secoue afin d'obtenir des réponses plus rapidement. Déstabilisé, il se contenta de remuer la tête de droite et de gauche en un « non » muet, se laissant l'occasion de retrouver un semblant de contenance.
« Je n'ai connu que mon tuteur. Alastar Ares. » s'étrangla sa voix.
Il se mordit la langue cruellement, retenant, du mieux qu'il le pouvait, les sanglots qui tentaient vainement de sortir. « Ne pleure jamais. » Facile à dire. Non pas qu'il soit triste pour ce vieux soûlard, mais les rêves qu'il avait fait sur lui ne cessaient de se rappeler à lui. Rêves qui, si ses soupçons étaient fondés, n'en étaient finalement peut-être pas. Immobile, le jeune homme se sentit coupable, ridicule, inutile. Il devait faire quelque chose, bouger, se sentir vivant. Nouveau frisson. Il se dégagea de l'emprise de Zlata avec une facilité qui le laissa pensif une seconde, puis il se leva de nouveau. Défaisant les crans de sa ceinture, il entreprit de se débarrasser de son justaucorps détrempé qu'il déposa sur la tablette de la cheminée, dans l'espoir de le faire sécher. Puis il se rassit. Dans le foyer crépitant, une planche éclata, envoyant un tison plus loin et, par miracle, le tirage se fit enfin, ronflant et réconfortant. Kjeld, assis, avait posé les mains sur ses bras, renonçant à les frictionner tant ils étaient humides. Lui aussi, devait sécher.
Un corps aux muscles secs, peu ou pas découpés qui lui donnait cette allure éternellement chétive. Un buste glabre, une peau blanche et le dessin effrayant de ses côtes, témoin d'incessantes privations.
« Pourquoi cet intérêt ? »