Archélas jaugea l'Élite un court instant. À mi chemin entre l'exaspération et l'indifférence pour les réflexions de la jeune femme, il préféra ne pas répondre immédiatement et fit semblant d'observer le paysage. Sous lui, Nemesis relevait brusquement la tête chaque fois que le Lissam gobait un bourdon et lui jetait des œillades affolées. Pour autant, elle ne ralentissait pas l'allure et ne faisait plus le moindre écart, même si on la devinait facilement méfiante vis à vis de cette créature des enfers.
« J'ai entendu dire que les Ohimes se déplaçaient à cheval, il n'y a pas de raison que Nemesis n'y arrive pas. » Bougonna-t-il poliment.
Une nouvelle fois, le soldat se sentait rabaissé par cette femme qu'il commençait à considérer comme une madame « je sais tout ». Il aurait bien aimé voir comment elle se débrouillait sans son petit boîtier magique capable de réfléchir à sa place. Il haussa les épaules. Selon lui, il courait moins de risque avec une jument qu'il connaissait par cœur et avec laquelle il entretenait une confiance réciproque, que Shell avec un Lissam qui ne lui devait rien. Lorsque le danger pointerait son nez - et connaissant sa malchance légendaire, Archélas ne doutait pas qu'elle le pointerait - il verrait bien qui de Nemesis ou du Lissam garderait le mieux son sang froid. Même si pour le coup, le reptile avait déjà le sang froid... Mais quand leurs vies seraient menacées, il ne faudrait plus compter sur la docilité de leurs montures.
Et puis les réflexions qu'il ruminait furent dissipés par cette histoire de Hieras. Tout à coup, il se souvint de quelque chose. Un détail lorsqu'il avait fait halte à Banba avec Ceithli. Comme un bulle qui remonte sans raison et éclate dans votre esprit, libérant un souvenir inattendu. Lorsqu'il avait cherché une autre monture pour remplacer Nemesis - qu'Alrik le punisse d'y avoir songé - il avait croisé pour la première fois ces oiseaux de malheur. Le vendeur lui avait alors expliqué qu'il s'agissait d'une commande pour « les gens du sud ». L'Escadron, donc.
« Mince... ce n'est pas dangereux à diriger comme oiseau ? »
Il se remémorait sans peine ces yeux perçants qui l'avaient fixé comme si poser un regard sur ses plumes était un affront à lui seul... et ce bec prêt à tout lacérer... Matsya en vingt fois plus grand et cinquante fois plus caractériel. Le vendeur lui même avait insisté sur le fait que l'animal était dangereux.
« J'en ai vu un une fois à l'animalerie. Je ne sais pas pourquoi, cette bestiole m'a paru au moins aussi sympathique qu'un Proteus... mais personne n'aurait l'idée de monter un Proteus, n'est-ce pas ? Sauf l''Escadron... Il marqua une pause, réfléchissant à voix haute sans vraiment prêter attention à la portée de ses paroles ou au fait qu'il risquait de vexer Shell. Vous me direz, quitte à être assez fou pour créer une unité d'Élites formés à affronter Fléau, pourquoi ne pas les mettre à dos de créatures presque aussi dangereuses que leur adversaire ? À croire que vos dirigeants vous estiment trop nombreux, en état Atlante. En Païlandune on dit que Fléau a été créé pour réguler la population. Pour que les enfants d'Alrik ne soient jamais plus nombreux que ceux d'Amroth, et qu'ainsi ils ne puissent jamais représenter de menace. Peut-être que vos supérieurs vous envoient à la mort pour endiguer la surpopulation de la Basse-Ville...? »
Et donc, peut-être se prenaient-il pour Amroth ? Peut-être même que les dirigeants Atlantes étaient en réalité des enfants d'Amroth... comme Livian d'Ephtéria l'était sûrement. Pour être aussi malsain, il n'y avait pas tant d'explications... Il tourna pourtant la tête vers Shell, l'ai intrigué. Nemesis fit halte lorsqu'il se redressa, selon la volonté de l'Élite. Malheureusement pour elle, le soldat avait une nouvelle armée de questions à poser.
« Vous montez des... machines ? Vous voulez dire comme les trains ? »
Maintenant qu'il y pensait, il avait vu beaucoup de ces véhicules dans la Basse-Ville. Certains ayant même manqué de l'écraser alors que leurs « cavaliers » lui hurlaient des insultes à propos de feu et de rouge ou vert, selon les cas. Il n'avait jamais compris.
« Oui, j'en ai déjà vu. C'est vrai que ça n'a pas l'air très maniable... en revanche ça semble pratique pour une bataille. C'est un peu comme un bélier et... on ne risque pas d'abîmer son cheval en chargeant, s'il est en métal. »
Sautant à terre, il avisa le petit bois tout proche et annonça qu'il allait chasser. Marcher lui délia les muscles, et il était toujours plus discret à pieds que perché sur Nemesis qui passait son temps à mâchonner et à arracher la végétation. À quelques mètres du bosquet, il n'avança plus qu'en fléchissant les jambes, laissant l'herbe haute le dissimuler de trois quart. Le cœur battant - il s'agissait de sa première chasse à l'arc - il se dissimula derrière un tronc et tenta d'interpréter les sons qui lui parvenaient. Un gloussement par ici, un coassement de ce côté... et juste un peu plus loin, un chevreuil occupé à dépouiller un mûrier. Accroupi derrière son arbre, Archélas banda son arc avec une lenteur insoutenable, retenant son souffle chaque fois qu'une feuille dégringolait d'une branche. Il n'aurait qu'une seule chance cette fois.
Son trait fendit l'air en sifflant, et... passa à un mètre au dessus de la tête de l'animal ! Ce dernier tressaillit avant de se retourner d'un bloc, comme s'il cherchait à comprendre ce qui venait de se passer. Son regard croisa celui d'Archélas qui s'était relevé pour mieux viser, et il détalla à une vitesse ahurissante dans la direction opposée. Le soldat lui, s'était figé. Ces yeux qui l'avaient fixé, juste une seconde... ces yeux étaient entièrement noirs... Par Alrik, il avait failli abattre un Morphe ! Tout à coup soulagé d'avoir acheté cet arc, il se laissa tomber dans l'herbe et reprit son souffle. Ses mains tremblaient encore d'émotion. Un Morphe... il ne se le serait jamais pardonné...
Une bonne heure s'écoula ainsi, sans que le soldat n'esquisse le moindre mouvement. À présent tout à fait détendu, il attendait sa prochaine proie qui ne tarda pas à se manifester. Un souffle suivit de grattements le mirent en alerte. Cherchant autour de lui, il aperçu son futur repas à quelques mètres, occupé à fouiller le sol à la recherche de racines. Archélas aurait pu en fait autant, seulement à choisir entre un sanglier et des racines... De nouveau il engagea une flèche, banda son arc, visa. Plus assuré cette fois, il savait que son arme ferait la différence à sa place. Le sanglier poussa un hurlement strident lorsque le premier projectile lui traversa la poitrine, et déjà le soldat visait de nouveau. Il savait ces animaux particulièrement coriaces et capable de se déplacer longtemps même avec de graves blessures. L'objectif était donc de l'achever rapidement... et de courir vite, car les sangliers se déplaçaient à une vitesse ahurissante ! Bondissant par dessus les fourrés, il décocha encore quelques flèches jusqu'à venir à bout de l'animal. À bout de souffle, il s'agenouilla à ses côtés et rangea son arc en travers de son épaule. La prochaine fois, il achèterait un fourreau d'arc à la forge...!
Shell allait commencer à s'impatienter. Et en même temps, Archélas s'en moquait. Pour le moment il était davantage inquiet sur la façon dont il allait ramener sa pièce de plus de cent kilos au campement. Sa seule idée fut donc de siffler Nemesis, et de mettre à profit le temps qu'elle mettrait à le rejoindre en dépeçant l'animal comme Ceithli le lui avait appris. Au moins, avec les entrailles du solitaire déposées ici, il ne risquait pas d'attirer les charognards sur le campement.
Il fut de retour aux côtés de Shell après deux bonnes heures d'absence. Nemesis marchait derrière lui en traînant le gibier qu'Archélas avait ligoté à l'aide de son bracelet filin. Il n'y avait plus qu'à espérer que l'Élite ait pensé à faire un feu... ah ! Il faudrait aussi qu'il achète des pierres volcaniques à l'occasion.
« J'espère que vous aimez la viande de sanglier, parce qu'on en aura pour la semaine... »