- Oasis de Quinah.
Royaume divin d'Aphor.
Cinquième heure du jour.
Septième jour du mois d'Aldir (Vendémiaire).
*"*"*
Le soleil est encore brûlant, mais la saison sèche se termine. Les puits commencent à se remplir à nouveau, et bien qu'Aphor n'aie pas vu de vraie pluie depuis des mois, la rosée commence à apparaître le matin sur les champs. L'oasis, en cette fin de matinée, étincelle comme un joyau vert et bleu au milieu de l'Erg, le grand désert. Sur ses bords, la cité des Ohimes vaque à ses occupations habituelles, des paysans labourant le sol aux ennuques chantant la gloire des Dieux dans les temples. Quand au Palais ...
Au Palais, ce jour n'est pas tout à fait comme les autres. Comme trois fois par saison, la Cour Royale n'a pas été convoquée. La Reine ne siégera pas dans la salle de la balance pour les affaires courantes. Ce jour est celui de l'Orfret ... les sacrifices ont été offerts aux dieux, afin qu'ils éloignent les esprits du mensonges, et un boeuf immaculé a été immolé à la Déesse, implorant que sa sagesse aide ceux qui se rassemblent dans l'une des chambres hautes.
Ils sont une quinzaine, environ. Quelques ennuques et scribes, les maîtres du travail et généraux militaires, et puis ces cinq personnages étranges, assis ici et là. Quatre hommes et une femme. Vêtus d'étoffes de prix, ils portent tous un masque d'animal - le Chacal, l'Ibis, le Faucon, la Chatte et le Cobra. Mais sont-ce vraiment des masques? Malgré les pierres précieuses qui les décorent, leurs mouvements sont si naturels ... en fait, ils semblent si vivants! Mais nul ne s'avisera de leur poser la question. Ils sont de la caste énigmatique des Hommes-Dieux, parmi les nobles des nobles, vivant reclus dans les palais. Les conseillers de la Reine Naphret ...
Une légère sonnette, au timbre cuivré, se fait entendre. L'un des gardes, à la porte, lève la tête et prononce solennellement.
"A la porte frappe un Bien-aimé des Dieux!"
"Par Quinah, qu'il demeure !" réplique l'assemblée d'une seul voix.
Il? Elle, plutôt, car tous savent de qui il s'agit. La formule rituelle est ponctuée d'un coup de gong, qui résonne longuement dans les couloirs. Les grands battants s'ouvrent lentement - et Naphret entre dans la salle, vêtue d'une robe blanche et de lourds bijoux d'or. Elle porte dans sa main l'Ankh court et le Fléau, symboles de l'autorité royale. La jeune femme reste immobile sur le seuil, saluée par chaque caste à sa manière. Les serviteurs se jettent à terre, les ministres posent genou en terre, et les demi-dieux, autour du trône, se contentent d'une longue révérence. Après avoir laissé s'écouler quelques secondes de silence, Naphret incline la tête à son tour. Chacun gagne rapidement se place, et la Reine ne perd pas de temps pour indiquer d'un geste le début du Conseil. A la porte, les gardes croisent leurs lances : désormais, nul n'entrera dans cette pièce avant qu'il prenne fin, sauf pour une question cruciale à l'intérêt du royaume. En bout de table, trois eunuques se lèvent. Ils ont pour charge de faire connaître à l'assemblée les dernières nouvelles.
"Par la grâce de Quinah" psalmodie le premier, "les cas de maladies recensés dans le Douar de l'est sont guéris."
"Les voleurs s'étant introduits dans le palais n'ont pas encore été capturés, mais nous connaissons désormais leurs noms et leurs familles. Les dieux les ont livrés entre nos mains!" annonce le second.
"Les Intendants viennent de compter les dernières récoltes de grains. Leur nombre est de mille et onze khomer." achève le dernier.
Tous hochent la tête, signifiant qu'ils ont compris. Naphret coule son regard d'émeraude vers le premier des hommes, assis en bout de table. Un colosse portant l'armure d'apparat des hommes de guerre, aux traits taillés à la hache, usés par le sable et le soleil. Il éudie avec attention le parchemin placé devant lui. La reine sourit intérieurement. Elle apprécie cet homme sûr, discret, ne cherchant pas le pouvoir ni les honneurs. Il y en a d'autres, songe-t-elle, qui sont différents - et entre ses cils, les prunelles dévisagent un instant l'assemblée. D'autres attendent avec impatience le moment de se lever, d'intéresser le pouvoir en place à leurs intrigues personnelles. Ce n'est pas à eux que reviendra l'honneur de parler les premiers. La reine étend la main et pointe son fléau sur l'homme en armure.
"Général Horeb. Le Conseil t'écoute. Quelles sont les nouvelles du Grand Erg?"
*"*"*
Le temps a passé.
A l'horizon, le soleil commence à s'incliner, baignant la Cité d'une lumière orangée.
Ils ont parlé longtemps et administré beaucoup de choses - des affaires vitales et des affaires moins importantes. Cependant, maintenant que les questions de politique intérieure du royaume sont réglées, il va falloir parler d'autres choses. A la fin du repas préparé par les serviteurs dans la salle, la reine lève la main. Silencieusement, une grande partie de l'assemblée se lève et se dirige vers les portes. Seuls demeurent les cinq conseillers aux visages masqués, qui sont restés assez silencieux pendant le Conseil. Quand les battants se referment sur le dernier serviteurs, tous portent la main à leurs masques et les retirent.
Ô merveille ... ce ne sont que de fines feuilles d'or, épousant la forme réelle de leurs visages. Tels ils sont, ces êtres aux corps d'hommes et aux têtes de dieux. Celui dont les traits sont ceux d'un Ibis, l'oiseau sacré du savoir et de toute connaissance, se rend vers une étagère où personne n'a encore été puiser. Il en ramène d'épais rouleaux de parchemin, qu'il dépose sur la table avec des soins jaloux.
"Ma Reine, ce que tu as demandé est enfin achevé. Durant cette saison, j'ai rassemblé toutes les expéditions et les cartes qu'Aphor possède."
D'un geste, l'homme étale le plus grand des parchemins. Une carte dessinée avec un soin minutieux se révèle. Tous s'y penchent, l'étudiant avec attention.
"Le Grand Erg se trouve ici" annonce l'Ibis en indiquant une zone claire. "Nous savons ce qui demeure en deçà de nos frontières. Au-delà ... vers le couchant, il n'y a que la Mer immense où le dieu soleil s'engloutit. Au sud, au-delà de l'Erg, c'est le royaume des antilopes, un pays ouvert et balayé par le vent, avec quelques sources. Mais plus au Sud, c'est la Grande Falaise dont parlent nos légendes, et au-delà le pays détruit, sans hommes ... la Désolation."
L'Ibis s'interrompt. Chacun des hommes et des femmes - à l'exception peut-être de l'impassible Cobra - ne peut réprimer un léger frémissement. Car le pays que vient d'évoquer leur frère est connu des contes de leur peuple. Les anciens disent que c'est de là-bas qu'ils sont venus, guidés par la Déesse, avant de trouver l'Oasis. Tant d'histoires belles et terribles ... l'Erg est le domaine des hommes, mais le Sud est le royaume des légendes. Les Ohimes ne vont pas dans cette direction ... jamais. Ils ignorent tout de Phorior et de ses peuples, au delà de la mer d'îles.
Un autre des assistants se lève à son tour. C'est celui vêtu de la toge des intendants : le Chacal à la voix profonde. Il pose son index, où brille un rubis, sur une autres partie de la carte.
"La Désolation est un lieu étrange, mais rien ne nous menace de là-bas. Mais qu'en est-il du Nord? Nous savons que des peuples vivent là-bas, les royaumes des hommes à la peau claire."
"C'est juste" appuie le Faucon en se redressant, faisant grincer sa cotte de mailles. "Je suis d'accord avec Horeb quand il disait tout-à-l'heure que nous devrions être vigilants. L'Erg nous protège encore mieux que nos armes, mais de là où demeurent d'autres hommes, de là peut venir la guerre."
L'Ibis hoche la tête. Ils parle de ce que sait leur peuple sur cette contrée. Les voyageurs qui s'arrêtent à l'Oasis viennent exclusivement de cette partie du monde. Ils disent qu'au-delà, s'étend un pays verdoyant, où les pluies sont abondantes et les cités nombreuses. Ils disent qu'y demeurent de grands rois et de nombreuses richesses ... mais entre la Cité des Ohime et ces contrées, s'étendent bien des obstacles. D'abord, l'Erg immense, comme l'a rappelé le Faucon, en véritable homme de guerre. Les Ohimes y sont chez eux, mais pour les étrangers, c'est un enfer long de dizaines d'horizons, où seuls existent le sable, le soleil, la soif, la mort. Et plus loin encore, ce sont les grandes montagnes qui barrent le monde, où l'on parle de cette merveille blanche, la neige. Mais alors qu'il va parler, la voix de la Reine l'interrompt soudain.
"Parle-moi de l'Est."
Tous relèvent la tête, surpris. L'Est est une région sans grand intérêt pour les Ohimes. Bien que peu attachés à l'exploration, ils ont envoyé des expéditions dans cette direction. Ils y ont trouvé de l'or, des bois précieux, et de nombreuses caravanes s' y rendent. Mais ...
"L'Est, ma Reine? Ce sont les contrées accueillantes mais vides ... et puis, en continuant vers le levant, il y a la mer."
"Et au-delà?"
"Là d'où sort la barque du Dieu Soleil, chaque jour, est le pays des rêves, ou des Dieux ... nul ne le sait."
Naphret hésite un instant, puis hoche la tête. Rien ... sans doute ... portant, cette chose éblouissante qu'ils ont tous vu dans le ciel, pouvait-elle être plus qu'un signe des dieux? La Vision, pour l'instant, était muette sur cet évènement. Juste un pressentiment étrange et sombre, exhalant un parfum de peur. Et alors que le Conseil continue, sur les meilleures façons d'agir envers les étrangers du Nord, la reine ne peut s'empêcher de jeter un coup d'oeil au-dehors. La journée est passée. à présent. Le soleil s'est couché, ne laissant qu'une zone encore claire à l'horizon, et le Cobra vient de frapper le gong qui appelle les serviteurs à allumer les flambeaux, afin qu'ils puissent continuer le travail.
Dehors, les premières étoiles scintillent sur la voûte céleste. Pour la première fois, elle les trouve lointaines et froides, puisqu'elles brillent sur un monde si grand ... et imperceptiblement, en revenant vers la table de travail, où ils parleront encore tard dans la nuit, Naphret frissonne ...
Hétep Ir Kaha :
- Alors que les échos du gong se répercutent mollement sur les murs du Palais, c'est un silence étrange qui s'installe. Les serviteurs accourent à pas feutrés et allument les torches, projetant de grandes ombres ocrées dans la pièce. Seuls les crépitements chaleureux des flammes se font entendre pendant quelques minutes, puis les serviteurs disparaissent et le conseil peut reprendre. De sa place, Hétep n'a rien manqué des attitudes de sa Reyne et l'inquiétude qu'il a cru lire dans ses regards aux millions de paillettes dorées le touche, le gagne et le décide enfin à se lever. C'est son mouvement qui brisera le silence, provoquant un tintement, d'abord léger, presque mélodieux et étouffé entre les riches drapés du Palais, puis plus clair et se répercutant avec force sur les façades extérieures de granite. Au rythme de ses pas, l'armure d'argent de ce jeune capitaine à tête de faucon produisait le chant caractéristique de la marche du soldat. Puis tout s'arrêta et se fut le silence avant l'assaut. Quel assaut ? Ses yeux d'ambre fendus d'une pupille noire verticale clignèrent brièvement.
« Ma Reine... »
De nouveau, la ferraille s'entrechoqua le temps de quelques pas. Hétep s'inclina devant celle qui avait été choisie par Quinah elle-même, avec tout le respect qu'il lui devait et l'admiration sans limite qu'il lui vouait. Lorsqu'il se redressa, dans un tintement bref, il jeta un regard étonné par delà des colonnades. Couvé des yeux par les étoiles nombreuses et vacillantes, les Tamaris et les Acacias remuaient doucement, bercés par le souffle sage de Vendémiaire. À l'ombre des Papyrus, ne pouvant échapper à ses regards d'oiseau de proie, quelques chats paressaient en ronronnant, satisfaits par les températures plus clémentes de cette fin de soirée. Une seconde seulement, le jeune capitaine les imagina – mendiants officiels et attitrés de la Reine des Reines – quémander une ou deux caresses et il ferma les yeux, savourant par l'esprit les doigts de Naphret se plongeant dans les pelages aux couleurs improbables de ces félins...
Pas ici ! Pas en sa présence !
Un sursaut, à peine perceptible, et Hétep se ressaisit, reprenant son port fier et altier, son regard perçant et implacable, sa voix sifflante que les claquements de son bec rythmaient comme un tempo inlassable et neutre.
« Puis-je vous proposer d'ordonner une exploration vers l'Est et ainsi vous apporter plus précises nouvelles ? »
La troisième paupière cligna. D'autres lui avaient reproché son dévouement envers sa Reine et l'avait mis en garde sur sa trop grande prévenance. Certes mais... se montrer utile lui semblait être le seul moyen à sa disposition pour se faire apprécier de celle qu'il vénérait.
Akh Ôr Naphret :
- Un mouvement d'étonnement agite les Conseillers. Mouvement qui ne tarde pas à virer au mécontentement. Même si tous reconnaissent que la place du jeune homme à ce conseil n'est certes pas imméritée, sa hardiesse le pousse parfois à faire ou dire assez pour choquer ses pairs. Si l'Ibis ne fait pas de commentaires, absorbé dans ses réflexions, les autres ne se gênent pas. Assis à la table, le Chacal abat sa main puissante sur la carte qu'ils sont en train d'examiner - celle de l'Erg du nord, d'où descendent parfois les voyageurs venus d'au-delà des montagnes.
"Par les crocs d'Amroth" gronde le colosse - et on jurerait entendre la voix d'un fauve irrité. "Assieds-toi, Hétep! Nous n'en avons pas terminé!"
"Nous parlions des dangers qui peuvent descendre du Nord menacer notre peuple" ajoute doucement la femme aux traits de Chat, en se levant pour reporter un papyrus à sa place. "Est-ce le temps d'évoquer de lointaines explorations?"
"J'approuve" articule le Cobra de sa voix rauque, ouvrant la bouche pour la première fois depuis deux heures.
Naphret, elle, n'a encore rien dit. A travers la lueur du flambeau que des serviteurs viennent de déposer entre eux, la reine réfléchit. Elle dévisage le jeune général, et dans les flammes qui dansent entre leurs deux regards, ses yeux verts scintillent comme deux gemmes. Oui ... qu'y a-t-il à l'Est? L'Ibis l'a si bien dit tout à l'heure - sans doute rien d'autre que des rêves évanescents. Rien qui ne justifie une opération d'exploration. Rien, sauf la proposition d'un jeune général, et ce simplement parce qu'elle a évoqué une question qui la tourmente. Hétep ... Hétep, le Faucon. L'homme libre élevé au désert, à présent maître des armées d'Aphor. L'oiseau princier qui vole, seul, plus haut que tous les autres ...
Un instant, une phrase d'un chant lui revient en mémoire, l'un de ceux que les servantes fredonnent parfois pour elle, quand le sommeil la fuit.
** Verront le plus loin ceux qui seront les plus près du ciel, ô bien-aimés de Rhê ... **
Oui ... mais pour ceux qui ne peuvent pas voler? Peuvent-ils compter sur les ailes de ceux qui le peuvent? L'empressement du jeune homme a peut-être agacé certains, mais elle l'en remercie d'un sourire fugace, que nul des autres ne remarquera.
Lentement, la jeune femme lève la main, et le silence retombe. Ostensiblement, elle reprend place dans le fauteuil qu'elle a quitté il y a quelques instants, sachant que tous ne tarderont pas à l'imiter. L'un des petits félins qui hantent silencieusement la pièce arrive au pied du trône. Souplement, le voilà qui bondit sur l'accoudoir, sur la cuisse de la reine, sur l'épaule offerte, sur le dossier. Place intéressante, tout près de ces cheveux imprégnés de parfums divers, fascinants pour un nez de chat curieux. Une légère caresse au museau lui est accordée, puis un geste le déloge de son perchoir. L'animal retombe souplement sur le sol et s'éloigne d'une démarche d'empereur froissé, la queue dressée avec toute la dignité dont il est capable. Naphret se penche légèrement en avant.
"Notre première tâche est de protéger les Ohime, et nul autre endroit n'y est plus propice. Aphor est un don de la Déesse, et il est juste que nous veillions à en user au mieux. Pour l'instant, il est juste que nous devons d'abord nous assurer que les défenses aux frontières sont bien en place, au moins tant que nous ne connaissons pas les intentions des hommes du nord, par-delà les montagnes. Tel est le désir de Quinah. Et pourtant, il y a une chose que vous oubliez."
L'Ibis relève la tête, tiré de ses réflexions. Tous prêtent l'oreille, désormais.
"Les terres de l'Est sont fertiles, et tôt ou tard quelqu'un viendra s'y installer. Cela aussi, nous devons en être informés - car de l'Erg qui nous protège, nous ne devons pas faire une prison. De même pour le Sud, car nous ignorons ce qui se trouve au-delà de la Désolation. Une fois prêts à toute éventualité, nous devrons alors nous souvenir que le monde ne s'arrête peut-être pas au bord de ce papyrus. A ce moment, Hétep, j'aurai besoin de tes yeux et de tes ailes."
Meren, le Chacal, approuve d'un grognement. Tant que la sécurité de la Cité passe avant tout, une expédition peut se révéler utile.
Khâ, l'Ibis vieux et sage, hoche la tête. Il sait que c'est en voulant atteindre l'horizon qu'on apprend à marcher.
Tiat, la femme Chat, sourit simplement de son sourire tranquille, en un accord tacite.
Senenmout, le Cobra royal, observe et se tait.
A nouveau, la Reine sourit.
"Alors, qu'en est-il des éclaireurs que nous avions envoyés interroger les habitants des frontières nord? Ont-ils rencontré des étrangers?"
Hétep Ir Kaha :
- Nouveau clignement de paupière. Derrière lui, Hétep sentait l'exaspération des autres Conseillers et redoutait leurs réactions. Cependant, il restait confiant sur ce qu'il oseraient dire – ou non – en présence de leur Reyne. Il fronça à peine ses sourcils de plumes fines et noires et ne sursauta pas même au mouvement d'humeur de Merenptesh, le Chacal. À dire vrai, il s'y attendait. Ce qu'il n'avait pas prévu en revanche, c'était l'intervention du Cobra, muet depuis le début du conseil. Et voilà que brusquement, Hétep se sentit rempli de honte et de colère à la fois. Il se contenta d'un bref claquement de bec, sans oser mot dire afin de ne pas alimenter la discorde en cet instant et en ces lieux. Naphret apprécierait sans-doute sa discrétion. Il s'inclina doucement en réponse à son sourire et regagna sa place dans un bruit de métal se balançant au gré du vent. Soit.
Le calme était revenu, imposé d'un simple geste par la Reine des Reines. À son tour, elle avait regagné sa place, chassant, avec douceur, un chat trop entreprenant. Lorsqu'elle prit la parole, Hétep écouta, buvant ses paroles plus que tout autre et approuvant avec plus de conviction que tous les Conseillers réunis. Il sourit et personne ne s'en rendit compte, car un sourire ne se dessine pas si aisément sur le visage d'un Faucon pèlerin. « Je serais vos yeux et vos ailes... » confirmèrent ses paupières closes sur ses yeux lorsqu'il s'inclina dans un mutisme absolu. Et alors que le Conseil allait reprendre, Hétep se leva de nouveau et pris la parole :
« Excusez-moi. Il se trouve que ces éclaireurs m'ont rapporté un fait insolite, ma Reine. Il semblerait qu'une femme ait été retrouvée errante aux frontières Est, mais elle ne ressemblait en rien à ces voyageurs venus du Nord puisque, d'après les témoignages de mes hommes, elle possédait une paire de cornes robustes. Les éclaireurs l'auraient raccompagnés à la frontière Nord sans toutefois la questionner d'avantage. »
Il marqua une pause, laissant à chacun le loisir de marmonner quelques réflexions intérieures.
« J'ignore en revanche encore pourquoi ce fait m'a été relaté par les éclaireurs du Nord et non ceux de l'Est. » Ajouta t-il d'un ton mystérieux.
Sa voix s'éteignit. Hétep craignait un nouveau mécontentement général, même s'il ne proposait rien encore, se contentant de rapporter un fait qui l'avait interpellé. Ses regards, vifs et perçants, allèrent se poser sur chaque Conseiller, puis il se rassit, attendant leurs réactions qui ne tarderaient pas à se faire entendre. Restait à savoir qui prendrait la parole en premier.
Un chat silencieux traversa la pièce en trottinant, les oreilles en avant et sa queue en gouvernail, attiré par le mouvement d'une proie à l'extérieur.
Akh Ôr Naphret :
- L'odeur de l'encens, dans la pièce, devenait étouffante. Les bâtonnets placés non loin de la table achevaient de se consumer, exhalant un souffle parfumé plus intense qu'à l'ordinaire. Sans se lever, Naphret s'étire et attrape du bout des doigts la brindille d'essences. Pendant quelques instants, elle s'amuse à faire voltiger le minuscule point incandescent devant son visage, allumant une cascade de point d'or dans ses prunelles. Mais ce n'est pas la flamme qu'elle regarde - derrière les arabesques de lumière, ses yeux dérivent d'un masque à l'autre, scrutant successivement les cinq personnes assises à la table du conseil en sa compagnie.
Elle se tait. Elle écoute chacun donner son avis, sans autoriser son visage à trahir ses pensées. N'est-ce pas leur rôle à eux, les sages, les demi-dieux, de conseiller celle que la Déesse leur a donné? Ils le savent. Chacun a ses prérogatives, ses sujets d'inquiétudes, chacun sait beaucoup mieux qu'elle les détails de chacun de leurs mandats. Leurs visions sont précises et leurs savoirs profonds. Mais à elle revient le rôle de tous les écouter, de rassembler leurs vues séparées, de s'aider de ces cinq esprits pour voir au-dessus de l'horizon - au-delà du présent. C'est sa tâche, à elle, Naphret, et elle n'est pas moins absorbante ni moins fatigante que celle des autres.
A nouveau, Khâ et Meren évoquent le Nord. Il reconnaît que le cas de cette femme est intéressant, mais ce qui s'étend au-delà des montagnes est plus dangereux que cela - même s'ils n'en connaissent que très peu, c'est un pays riche, un peuple connaissant les arts et la guerre. Une fois de plus, faut-il exposer Aphor au danger en envoyant une expédition massive vers l'orient? Meren, à son tour, a approuvé.
En effet, songe Naphret en continuant d'agiter le bâtonnet à demi-éteint. Ce serait une erreur, comme au jeu du senet quand une ouverture est laissée. A la différence qu'on ne risquait pas de perdre des pièces, mais des vies. C'était un jeu qui vous mettait une barre de fer au fond de l'estomac, qui vous éveillait la nuit avec cette question lancinante : serai-je capable, jusqu'à la fin, de ne pas commettre d'erreur? Les mortels n'étaient pas des dieux, et le fardeau du pouvoir leur serait toujours lourd. Celles qui enviaient la dignité de l'élue de Quinah ignoraient probablement que si elle le pouvait, elle s'empresserait de leur céder la place ... mais elle avait été choisie, destinée à prendre cette place, avaient reçu les dons de la déesse pour l'aider à accomplir sa tâche. Et maintenant, plus que jamais, il n'était pas question qu'elle s'en détourne.
Senenmout, s'est de nouveau muré dans son silence. De tous les cobras qui se sont succédés, c'est le plus silencieux, et Quinah savait qu'ils n'étaient généralement pas bavards. En revanche ...
"Cependant, cette femme dont Hétep à parlé, est la preuve que d'autres hommes existent au levant. Nous en savons encore moins d'eux. Pourquoi le danger viendrait-il moins de cette direction que des montagnes?"
C'est Tiat, la femme-chat, qui vient de parler. La Reine dévisagea avec amitié cette femme de vingt ans son aînée, qui l'avait si souvent aidée personnellement. Elle l'écoutait plus facilement que Meren malgré son expérience, que Hétep malgré sa force et son dévouement, que le vieux Khâ lui-même malgré sa sagesse. Douce et effacée, Tiat ne donne pas l'impression d'être celle dont l'avis aura le plus d'influence sur Naphret ...
"Sages de l'Ohime" énonça gravement la souveraine, renouant avec l'ancienne coutume de nommer ainsi le peuple de l'Oasis, "nous avons écouté les mots de chacun d'entre vous. Maintenant est venue l'heure du choix, et de par l'autorité de Quinah, ce choix m'appartient. "
Fermant les yeux, elle s'accorde une ultime seconde de réflexion. S'ils craignaient un danger venu du Nord, franchir les montagnes pour aller à sa rencontre serait plus grande folie encore. Il y avait un autre moyen d'apprendre ce qui s'y cachait, tant qu'il leur restait encore du temps. Et Aphor lui-même les protégeait. Plus puissant que mille armées, brûlant, sec, empli de pièges mortels, l'Erg immense leur était un bouclier. Des armées entières pourraient s'y perdre et voir leurs derniers hommes mourir avant de trouver Ohime au milieu des dunes ... ce qu'ils devaient apprendre, c'était ce qu'était devenu l'Est, l'Est des légendes et des secrets. Ses rêves de la nuit, ses fragments de visions à demi-oubliées, puis la volonté passionnée de Hétep, enfin la douce voix de Tiat ... tous chuchotaient la même chose. En fallait-il davantage? N'était-ce pas une indication de la Déesse elle-même? Naphret se lève.
"Voici ma décision. Meren, convoque les cavaliers des Tribus, dis-leur de surveiller l'Erg près des montagnes nord. Qu'ils amènent à Ohime tout étranger trouvé sur le sable, avec un habitant des frontières qui comprend son langage. Invitez-les comme des frères, mais ne permettez pas qu'ils refusent. Nous les interrogerons afin de savoir ce qu'il en est de leurs peuples."
L'index de la jeune femme pivote, désignant le jeune général.
"Hétep, prépare cinquante hommes. Veille avec Meren jusqu'à ce que nous ayons ces informations. Dès que tu entendras qu'un étranger a été trouvé au septentrion, tu es libre de partir vers l'Est. Mais depuis la frontière de l'Erg, tu ne marcheras pas plus de neuf jours, car ensuite, tu feras demi-tour et tu nous rapportera ce que tu as vu. Oudjat. Allez."
Silencieusement, les Conseillers se lèvent et s'inclinent. Quand la reine prononce le mot sacré qui achève les conseils, nul n'est autorisé à répliquer. C'est le point final de ce conseil, tous le savent. Les deux gardes, à la portent, viennent de rouvrir les lourds battants et attendent. L'un après l'autre, tous quittent la salle, laissant la reine seule. Après les salutations d'usage, Senenmout ne s'attarde pas, disparaissant dans l'ombre des couloirs. Absorbés par une discussion, Meren et Khâ prennent la direction de la Maison des Fils des Dieux, leur demeure à tous. Tiat semble vouloir poser une question au dernier des conseillers, mais une servante vêtue de soie surgit soudain de nulle part. Quinze ans, presque une enfant, mais au pas vif et à l'oeil éveillé, c'est Siris, la suivante de la souveraine. Elle s'incline brièvement devant les deux adultes.
"Bénis de Quinah, je vous prie, attardez-vous un instant. La Reine vous réclamera bientôt."
Les yeux noirs, si intelligents, fixe les deux demi-dieux. Les mains tremblent un peu, car Hétep n'est pas connu pour sa patience, et elle vient d'agir sans l'ordre royal. Mais elle l'aime de toutes ses forces, cette reine. Elle a jeté un coup d'oeil, comme un oiseau curieux, à l'instant où les portes se sont ouvertes. Elle sait que ce visage absent signifie que Naphret se tourmente, ce qu'elle n'avouera jamais. Elle sait aussi que la Reine se réveillera probablement en sursaut cette nuit, qu'elle sera la seule à l'entendre parcourir sa chambre, encore et encore, effrayée par des peurs qu'elle seule connaît. Comme d'habitude, Siris sera devant la porte, incapable de l'aider. Mais peuvent-elles être amies, elles que tout séparent? Non - l'une est une servante, l'autre est une reine, et les souverains n'ont pas d'amis. Mais elle sait, avec l'instinct des enfants, que ces deux personnes sont les seules à pouvoir faire quelque chose pour sa maîtresse.
A l'entrée, les gardes ont levé leurs lances. Et en se retournant, on peut voir Naphret assise dans la pénombre de la salle de conseil, les mains croisées sous son menton, une expression soucieuse sur les traits. Et effectivement, comme sortant d'un rêve, quand elle voit les deux conseillers à la porte, son visage s'éclaire, et elle leur fait signe d'approcher. Siris, elle, s'est envolée à nouveau, quelque part entre les murs du palais.
Hétep Ir Kaha :
- Hétep s'arrête brusquement, et les pièces mobiles de son armure provoquent encore ces cliquetis si caractéristiques de sa présence. Il ne baisse pas la tête pour observer la jeune impudente qui se dresse courageusement face à lui et Tiat. Son visage s'incline légèrement sur le côté et ses yeux sombres observent Siris avec curiosité. Sa voix tremble autant que ses mains et pourtant, elle est là, s'interpose, se mêle de ce qu'elle ne devrait peut-être pas. En réalité, Hétep l'admire silencieusement, le cœur chagriné de n'être perçu que comme un demi-dieu, entité crainte et respectée sans autre raison que son rang et ce visage animal. A-t-il des doutes sur son identité ? Non. Juste des regrets parfois, cette sensation étrange de ne pas être apprécié pour les bonnes raisons. Mais y a-t-il réellement de bonnes et de mauvaises raisons ? Ses paupières nictitantes clignent sous le masque, juste avant qu'il ne se tourne vers Tiat. Il attend que sa patience à elle parle pour la sienne... qui lui fait souvent défaut...
Un mouvement des lanciers l'interpelle et Hétep se tourne vers la salle du conseil qu'il vient tout juste de quitter. Là, dans la pénombre, celle qu'il admire plus que tout au monde lui fait signe d'avancer. Elle s'adresse en réalité à deux d'entre eux mais l'espace d'une seconde, le jeune homme à tête de faucon prend ce signe pour lui seul et son cœur bat. Il fait claquer son bec et laisse Tiat lui passer devant, s'efforçant à retrouver un calme irréprochable. Entre les colonnades, deux chatons jouent à se faire peur et se battent comme deux enfants, roulant dans la poussière, insouciants et heureux. C'est ainsi qu'il voudrait être, le grand demi-dieu guerrier, mais il ne le peut.
Tiat a fait quelque pas devant lui, le précédent avec élégance et lui s'avance enfin à son tour, fier et droit, la raison revenue. Il s'incline devant sa Reine en signe de disponibilité, attendant ses ordres ou quoi que ce soit d'autre à quoi elle puisse aspirer.
Akh Ôr Naphret :
- En voyant approcher ses deux conseillers, pour la première fois, Naphret eut un vrai sourire. Pas une de ces expressions de façade, qui font partie intégrante du jeu délicat et subtil auquel se livrent tous les gens de pouvoir, pas un de ces visages de commande réservé à ceux qui guettent et interprètent le moindre tic. Si ce soir, il était bien soucieux, le sourire de Naphret, si des rides de lassitude abaissaient le coin des lèvres fardées, c'était pourtant un sourire plus chaud et plus sincère.
Pourquoi ce sourire était-il réservé uniquement à ces deux personnes? Parce que, diraient certains, ils étaient ses plus fidèles conseillers? Vraiment? L'une était une simple sage-femme, la dernière des conseillères en importance, celle qui plaçait au conseil les mots des muets et des faibles. L'autre, un jeune général, ardent et visionnaire ... ni l'un ni l'autre n'avaient servi Aphor pendant des années, ni l'un ni l'autre n'avait l'expérience d'un Mehtep ou la sagesse d'un Ptah. Mais peut-être était-ce justement à cause de cela ... à cause de leurs défauts, qu'elle pouvait se livrer à eux, l'espace de quelques instants, laisser tomber sous leur regard, sans remords, ce lourd masque de reine.
"Tiât. Hétep. J'ai besoin de vous poser une question, et à cette question Quinah elle-même n'a pas jugé bon de répondre. Si réellement d'autres hommes existaient, au-delà des frontières de l'Erg ..."
Plus qu'aux trois quarts consumé, le bâton d'encens ne laissait plus échapper qu'un léger filet de fumée. Naphret, d'un geste vif, le jeta par la fenêtre, faisant balancer sa robe. Elle choisit un nouveau bâtonnet au hasard, dans le coffret de cèdre posé à côté du trône ~ l'un des encens du temple, réservé à l'usage du clergé et des proches de la reine, et se dirigea vers le large vase où rougeoyaient encore quelques brandons. Tout en agitant les braises du bout du bâton d'encens, la Reine poursuivit sa phrase. Lentement, à mi-voix, comme se parlant elle-même.
"Si en réalité, demeurent d'autres cités, d'autres peuples ..."
Elle leva son regard d'émeraude, parcouru de reflets iridescents, et marqua une légère pause.
"D'autres dieux, peut-être... "
L'encens s'embrasa soudain, et de l'âtre, jaillit un magnifique bouquet d'étincelles. Leurs étoiles jaunes et rouges s'envolèrent et sculptèrent un instant de reflets fauves le visage de Naphret, figé et hiéraldique comme les statues des anciens rois. Les mots étaient tombés, doux et lourds, au milieu du silence. Dans l'air se répandait la senteur des plantes aromatiques. Essence du soir, lourde, un peu capiteuse, empreinte de mystère. Dans les yeux verts de la Reine, scintillants comme deux morceaux de jade, qui peut dire quels savoirs et quels doutes se bousculent? Les Voyants étaient tous ainsi, depuis la souveraine jusqu'au mendiant à demi-fou que les jeux des dieux avaient donné le même don. On attendait d'eux des certitudes, des prévisions de l'avenir sûres et précises ~ alors qu'au contraire, ils doutaient plus encore que les autres mortels. Car ce qu'ils apercevaient, par delà la barrière du temps, n'était que possibilités et lambeaux de futurs, visions lointaines et évanescentes, sans cesse changeantes.
"Si réellement tout cela existe" acheva enfin Naphret, "et que nous entrions en contact avec eux, que se passera-t-il pour les Ohime?"