Ephtéria est une belle ville. Ses rues sont riches et la grand place souvent animée de marchés, si bien qu'on ne s'y ennuie jamais, que l'on fasse partie de la Noblesse ou d'une classe bien plus modeste.
Parmi les recoins de la capitale qu'Archélas préférait étant petit, il y avait ces rues désertées des passants où trottaient les porcs à la recherche de nourriture. De grands animaux robustes et peu farouches sur lesquels lui et ses amis jouaient parfois à de dangereux rodéos. Bien plus intelligents que leur apparence ne les faisait paraître, les porcins connaissent mieux que personne les meilleures endroits où trouver la nourriture en abondance, et ainsi laissaient-ils les arrière-cours des auberges ou des cafés aussi propres que si leurs propriétaires venaient de les balayer. Archélas et ses quelques amis dans le besoin avaient pris l'habitude de suivre leurs guides à quatre pattes comme de petits espions, et leur chipaient parfois un croûton de pain rassi lorsque l'occasion se présentait. L'opération n'était pas toujours facile et mieux valait savoir courir vite, mais le jeu était amusant.
Dans une toute autre ambiance, le jeune homme appréciait ses virées solitaires dans les ruelles peu fréquentées d'Ephtéria. Étroites et sinueuses, leurs pavés étaient toujours humides des grands seaux d'eau savonneuse que les ménagères déversaient après avoir lessivé l'intérieur de leurs maisons. L'air y était frais, les habitants lui souriaient. Loin au-dessus de sa tête, le linge était étendu sur des cordes entre les bâtiment comme les lianes d'une forêt. Du moins c'est ce que l'adolescent imaginait, lui qui n'avait jamais quitté la ville ni vu une forêt autrement que sur les tapisseries et les tableaux du grand manoir où il vivait.
Car depuis toujours dans cette vie imaginaire, Archélas partage une petite chambre de bonne avec son père. Située sous les combles d'une jolie demeure bourgeoise, elle n'offre qu'une vue limitée sur les toits de la capitale à travers un vasistas mal jointé. Deux paillasses font office de lit à même le sol, et une minuscule commode leur permet de ranger leurs quelques affaires. Les commodités sont placées au fond d'une cour et la salle d'eau leur est interdite. Pour se laver, Démétrien et son fils doivent se rendre aux bains publics d'Ephtéria lorsqu'ils en ont l'occasion. Mais servir leurs maîtres leur demande souvent trop de temps et rares sont leurs sorties, sauf lorsqu'il s'agit d'effectuer quelques achats pour les repas.
À l'heure de ce récit Archélas est adolescent, avec toute la rébellion que cela engendre. Par soumission davantage que par choix ou réelle serviabilité, il aide chaque jour son père à l'entretien de la demeure de leurs maîtres. Il change leurs draps là où les siens sentent l'humidité, brosse leurs vêtements quand son pantalon est usé jusqu'à la corde, fait briller leur argenterie et leur sert des repas dont il ne pourra jamais rêver. Mais devoir se plier aux directives de son père pour assouvir les caprices de leurs employeurs l'ennuie, et l'impossibilité de s'échapper ou même de s'isoler ne fait qu'exacerber son besoin de liberté. Vivre constamment sous le même toit que son père lorsqu'on est âgé de quatorze ans est difficile. La pression est trop forte et les tensions sont fréquentes.
C'est la raison pour laquelle le jeune homme a pris la poudre d'escampette depuis l'aube. Fuyant ses devoirs de domestique, il s'est glissé hors du manoir afin de prendre l'air, loin de l'autorité paternelle ou du mépris de ses maîtres. Il sait qu'une correction dont il se souviendra longtemps l'attendra à son retour, car son père n'a jamais toléré sa désobéissance. Ce qu'il ignore en vérité, c'est que ses escapades jettent la colère des Nobles qu'ils servent sur Démétrien, rendu responsable de la mauvaise éducation de son fils. Celui-ci ne fait alors que déverser la sienne sur lui en retour, par crainte de perdre son emploi. Mais l'adolescent ne réfléchi pas aux conséquences de sa rébellion. Il s'estime victime d'injustice et en droit de prendre l'air autant que cela lui plait. De son avis, personne ne le comprend. Surtout pas son père.
Archélas ne sait que peu de choses de sa mère, sinon qu'elle se prénommait Hélène. Hélas morte en couche faute de soins lors de sa naissance, l'évoquer reste un tabou. Auprès de ses amis des rues le jeune garçon se vante d'avoir surmonté cette épreuve sans verser une seule larme. La réalité est toute autre toutefois, puisque n'ayant jamais connu sa mère il n'éprouve pour sa disparition que de l'indifférence, et ne joue de cet épisode de son enfance que pour mettre en avant son courage. Archélas se présente alors comme un homme, plus fier et plus vaillant que son père ne le sera jamais, et se délecte de l'admiration que lui portent ses compagnons comme des jeunes filles qu'il attire dans ses filets.
Car le jeune homme sait y faire avec la gent féminine. Les filles et nièces de ses maîtres font toutes partie de ce lot de jouvencelles naïves et faciles qui - à trop vouloir ressembler à leur mère - oublient qu'elles ne sont encore que des enfants et se laissent aller à des jeux qui ne sont pas du tout de leur âge... Loin de garder ses distances évidemment, Archélas dont les hormones adolescentes bouillonnent constamment ne se fait pas prier pour sauter sur toutes les occasions et goûter aux plaisirs fugaces de la chair, répondant à tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à une avance. Parfois gentilhomme, le plus souvent rustre, il a rapidement appris à passer du bon temps avec ces petites sottes pédantes qu'elles le veuillent ou non, tirant avantage de leur culpabilité ou de leur crainte du déshonneur. Le fait était qu'aucune de ses victimes n'osait avouer s'être livrée à ce genre de petite escapade, d'autant qu'Archélas savait y faire pour les rendre responsable de leur malheur. Enfin, l'intimidation ne fonctionnait que trop bien sur elles pour qu'Archélas se prive de se resservir lorsqu'il en avait envie !
C'est donc avec un sourire rassasié qu'il se rhabilla à la va vite ce jour là. Sans le moindre égard pour cette nièce dont il ignorait jusqu'au nom, il se leva, sortant de sous le couvert des hautes herbes. À quelque distance de la capitale, bien à l'abri hors des chemins, il avait su obtenir satisfaction grâce à un habile chantage et envisageait à présent de rentrer. Cette fille ne lui avait concrètement rien fait, si ce n'était qu'elle faisait partie de cette famille de nobles qu'il était obligé de servir et qu'il haïssait tant. Pour ses maîtres qui le regardaient avec hauteur chaque fois qu'il était à quatre pattes à cirer leur parquet, elle avait payé, lui offrant au passage un moment très agréable.
« Dépêche-toi, il y a un attroupement, là-bas. » Lui lança-t-il d'un ton narquois.
Prise de panique, la jeune fille remit un ordre incertain dans ses jupons et se leva à son tour, rouge de l'humiliation qu'elle venait de subir autant que de la crainte d'être surprise en pareille posture. Son petit air hautain avait quitté son visage trop maquillé au profit d'une souffrance qui ravissait l'adolescent. Elle tourna la tête vers la foule d'hommes qu'Archélas avait décrit mais ne bougea pas, et resta seule lorsque le jeune homme parti sans elle. Il lui fallu une longue minute pour relever les pans de sa robe comme une princesse délicate et le rejoindre, baissant la tête lorsqu'elle le vit pouffer de rire à son approche. Les herbes sèches accrochées à ses jolies anglaises blondes la trahissaient, ce que ne manqua pas de lui faire remarquer Archélas avec ironie.
« Qu'est-ce qui se passe ? »
Ils s'étaient arrêtés pour regarder, se hissant sur la pointe des pieds afin de mieux voir le spectacle.
Un homme était la cible d'un véritable lynchage. Affalé dans l'herbe teintée de rouge, les bras repliés devant son visage, il encaissait les coups de pieds qu'une vingtaine d'individus ne cessaient de lui asséner. Il y avait là de robustes paysans, mais aussi de respectables nobles qui ne se privaient pas de faire étalage d'un peu de barbarie. Au bord de la route, leurs épouses vêtues de corsets et de robes à panier s'éventaient en grimaçant de dégoût tandis que du groupe d'hommes occupés à ce passage à tabac s'élevaient des clameurs. Insultes, grossièretés, crachats, le terme jaillissant le plus souvent qualifiait leur victime de monstre, et leurs heurts incessants faisaient glisser de sous la capeline noire de sang d'étranges appendices. Sombres et luisants, ils étaient recouverts d'un duvet hirsute et se terminaient par une sorte de crochet, comme la griffe recourbée des insectes. Un Orphe. Probablement assez proche de l'araignée sans doute, pour posséder de tels membres.
« Il l'a pas volé, d'avoir osé venir en ville. » Affirma Archélas avec dédain.
Pour lui qui ne connaissait que les murs étroits de sa chambre de bonne, cette créature méritait bien son sort. Les Orphes n'étaient rien d'autre que des aberrations, avec leur corps difforme et affreux à regarder. Qu'ils restent dans leurs forêts, plutôt que de venir les déranger chez eux. Haussant les épaules, Archélas reprit la direction d'Ephtéria. La vérité était que dans cette autre réalité, Hogan le dégoûtait. Sans se soucier de savoir si la nièce inconnue le suivait ou non, l'adolescent regagna la sécurité des remparts et se faufila dans les ruelles jusqu'au manoir. Il fit toutefois un long détour par les ruelles infestées de porcs pour le plaisir d'effrayer la jeune fille qui le suivait, ne lui accordant qu'un désintérêt méprisant. Il était tard, et Démétrien n'apprécierait pas du tout de voir son fils revenir les mains dans les poches après s'être absenté sans permission. Malgré tout, Archélas n'avait pas d'autre choix que de rentrer. Il avait faim, et même s'il haïssait ses maîtres autant que son père, il savait qu'un toit et de la nourriture l'attendait. Et tant pis pour sa correction.
Distrait, il monta les étages jusqu'à la chambre de bonne et s'arrêta sur le seuil, les poings serrés. Il le savait, il allait se souvenir longtemps de la volée qui l'attendait. Il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même et pourtant, en son for intérieur il estima qu'il n'y était pour rien, et que son père ne s'en prenait à lui que par lâcheté. Prenant une profonde inspiration, il tourna la poignée sans parvenir à retenir ses tremblements et ferma les yeux, prêt à recevoir son sermon.
Mais il n'y eut rien d'autre qu'un silence profond, et la bizarre sensation que rien de ce qu'il venait de vivre et de ressentir n'était réel. Rouvrant les yeux avec précaution, Archélas resta hébété quelques secondes face aux trois portes. Tout à coup, il se remémora qui il était et où il se trouvait, et un frisson désagréable lui glaça la nuque. Maudit soit Sayah et ses événements idiots ! Il serra les dents, à la fois soulagé que ce mauvais rêve soit terminé, et inquiet à l'idée que sa vie aurait pu être si différente. Par Alrik, jamais il n'avait réalisé à quel point son éducation avait compté dans ses choix et dans sa vision du monde. Sans Démétrien pour l'instruire et l'obliger à se servir de sa tête, il aurait laissé Hogan se faire massacrer. Pire encore, il aurait approuvé ce lynchage. À y repenser, il n'aurait sans doute jamais porté le moindre intérêt pour Ceithli. En fait, il n'aurait même jamais été soldat et se serait contenté de mépriser Nideyle entière comme un imbécile qui se complaît dans son étroitesse d'esprit...
S'il avait vécu cette vie là, il n'aurait pas été bien différent de Chaemil. À cette idée, Archélas fut pris d'un haut-le-cœur.