II
Lieutenant Esabora
Le forgeron lui lança un regard suspicieux.
« Un boleaquoi ?
_ Boleadora. Répéta Noah Rachel. Je me doutais que vous ne sauriez pas de quoi il s'agissait, c'est pourquoi je vous ai apporté ceci. »
Joignant le geste à la parole, le jeune homme déposa un livre aux allures de journal intime défraîchit sur l'établit du forgeron. Sur la couverture élimée, un dessin digne des grottes de Lascaux représentait une vague silhouette humaine jetant une sorte de fronde sur ce qui devait être un descendant des chevaux. Manquait plus que ça ! Le forgeron l'observait toujours, les yeux arrondis de stupeur. On lui avait déjà touché deux mots à propos d'une nouvelle recrue, un jeune gringalet un peu bizarre. Oui, bon, mais il ne s'attendait pas à ça ! C'était qui, ce grand type maigrichon, pour lui parler d'une arme préhistorique ? Un machintruc à boules, franchement, on n'avait pas idée ! Et même si ça le changeait de son train-train quotidien, ça restait bizarre ! On se battait contre Fléau, pas contre des perdrix !
« Oh petit, c'est l'Escadron ici, pas le Museum d'Histoire Naturelle.
_ Les pièces de ce Museum ne sont plus en état depuis longtemps, et elles ne sont pas à louer.
_ Ouais, bon... Grommela le forgeron. T'es pas obligé de me sortir ta science à tout bout d'champ non plus hein. C'était une image, pour comparer...
_ Je sais, et je sais aussi que les autres n'ont pas eu à se justifier autant pour obtenir leur arme. Vous me prenez pour un âne, pour comparer, et cela me déplaît.
_ Sur un autre ton, petit !
_ Sur un autre ton, lieutenant Esabora. » appuya Noah Rachel afin de se faire comprendre.
Le forgeron lui jeta un regard amer avant de ravaler sa fierté mal placée. Ce sale petit morveux était lieutenant, pas de chance ! Il se garda toutefois de lui présenter la plus petite excuse, d'abord parce que l'autre avait beau être lieutenant, il n'en restait pas moins un gosse, ensuite parce que ce n'était pas dans son foutu caractère de s'excuser de quoi que ce soit... Comment était-il arrivé là, le morveux ? Le fric, sans hésitation. Il aurait tôt fait de se faire zigouiller au premier combat, pensa le forgeron, étonnant même qu'il ait pu survivre ne serait-ce qu'à un seul entraînement ! Et lui, respectable artisan, aurait forgé un boleatruc pour des prunes... Depuis quand acceptait-on les dessous de table pour embaucher dans cette armée ? Tout foutait le camp. Lieutenant, ce môme ? Foutaises ! Sans son fichu pognon, il serait encore à la porte à chercher la poignée... Alors comment ? Vous souhaitez savoir ?
Le bureau du recruteur était bien moins chaleureux que celui du directeur de l'institut. Au mur, des étagères métalliques supportaient une rangée de dossiers et quelques objets inattendus décoraient l'ensemble, sans parvenir à recréer une quelconque ambiance feutrée. Pas de tapis mais un carrelage froid, pas de bois ciré mais des pieds forgés, pas de rideaux à la texture veloutée mais des stores au plastique lisse et blafard. Assis de l'autre côté du bureau, le recruteur l'observait, avachi sur son siège qu'il s'amusait à faire pivoter. À droite, à gauche, comme le mouvement apaisant des balais essuie-glace sur un pare-brise. Un homme corpulent, imberbe et au regard insaisissable, dissimulé sous les plis de ses paupières.
« Une réclamation, déjà ? » Lança l'homme d'un ton narquois.
Noah Rachel ne cilla pas, habitué à ce genre de comportement à son encontre. C'était assez différent de son institut. Là-bas, seuls les élèves le méprisaient et ce n'était pas à cause de son argent mais plutôt à cause de son caractère trop calme et de son insupportable sens de la justice ou de l'équité. Dehors, les gens le haïssait pour ce qu'il possédait et qu'eux même ne pourraient jamais espérer obtenir à moins de braquer une vingtaine de banques. Jalousie, en somme, et peu leur importait qu'elle soit justifiée ou non. Il s'y était habitué et n'affichait plus, à ces réflexions blessantes, qu'un air parfaitement indifférent qui suffisait souvent à désamorcer ce type d'attitude hostile.
« J'aimerai n'être que la recrue Noah, si vous le permettez.
_ Je vous demande pardon ?
_ Recrue Noah. Répéta le jeune garçon. Rien d'autre. S'il vous plaît. »
L'homme resta un instant stupéfait avant d'éclater d'un rire franc et gras. La paume de sa main alla frapper la table devant lui, stoppant net son mouvement de droite et de gauche qu'il exerçait depuis quelques minutes.
« Sérieusement, vous avec du culot pour demander un entretien pour ça ! Vous imaginez si chaque recrue venait me casser les pieds sur le pseudo qu'elle aimerait se voir attribuer ?
_ Oui, je comprends. Mais mon nom est Esabora.
_ Je suis au courant. Répliqua sèchement le recruteur. Et alors ? »
Sur la défensive, il scrutait Noah Rachel avec la ferme intention de l'écraser d'un seul regard, en vain. Ce soldat-là avait cette particularité très curieuse de rester totalement impassible face à l'agressivité. Il n'en restait pas moins que le recruteur n'aimait pas trop le ton employé par ce jeune débutant. Et puis quoi, à peine débarqué, le voilà qui se mettait à exiger ses frasques de gosse de riche. Évidemment qu'il connaissait son nom, mais qu'il n'essaie pas de l'intimider avec, ça ne prendrait pas avec lui.
« Alors, je ne souhaite pas qu'on entende ce nom crié sur tous les toits.
_ Quoi, vous avez peur qu'on l'écorche ? Vous avez honte de n'être qu'une misérable recrue peut-être ? Vous ne voulez pas salir le nom de vos parents ? Vous avez peur pour votre lignée ?
_ Monsieur, si ces futilités étaient susceptibles de me motiver un tant soit peu, je ne serais pas ici. J'aurais joué, en bourse, le cours de l'Escadron et fait des profits que vous ne serez jamais en mesure d'imaginer, sans me soucier un seul instant de la vie de vos hommes, revendant mes actions dès lors que Fléau ou ses Squames menaceraient d'exterminer toute vie sur Nideyle. Quant à ma lignée, j'aurais eut tôt fait de me trouver une épouse – ou plusieurs – et de repeupler les Esabora de ma descendance. Croyez moi, les femmes sont bien plus tolérantes vis à vis de l'homme de leur vie lorsqu'il s'agit d'épouser une banque... Je ne souhaite pas ébruiter ce nom, parce que je ne veux ni traitement de faveur ni jalousie malsaine à mon égard. Mes parents ont généreusement financé les recherches de l'Escadron. Ils ont fournit un matériel de pointe et recruté du personnel qualifié. Je gage que leur nom est un peu trop célèbre par ici, et je crains que la reconnaissance que pourraient éprouver certains ne gâtent le jugement qu'ils pourraient me porter. Je ne veux pas être le fils Esabora. Je veux être une recrue, être évalué en tant que tel et en fonction de mes compétences... pas de mon compte en banque. »
Le recruteur n'avait pas bougé, étonné par cette longue tirade et la facilité avec laquelle elle avait été formulée. Étonné même de s'être retrouvé pris au dépourvu, au point de ne pas être en mesure d'interrompre le gamin. L'homme plissa les yeux dans une expression mi-contrariée, mi-pensive. Les mots semblaient ne lui parvenir qu'à retardement et il tentait d'en assimiler la portée, partagé entre son désir d'envoyer paître l'inopportune recrue et celui de se montrer indulgent face à une souffrance manifeste. Lorsque son regard lâcha enfin Noah Rachel, il ramassa la feuille de présence des nouveaux venus – comme il les appelait – et soupira. Sans lever le nez, il alla cueillir un stylo accroché à la poche de sa chemise et raya le nom « Esabora » de sa liste.
« Bien. Nous dirons donc que Rachel est votre nom de famille... Recrue Rachel, ça vous va ?
_ Merci monsieur. »
Les jours suivants furent consacrés à l'entraînement. Noah Rachel fit équipe avec un grand gaillard au doux prénom de Ludwig. Pas aussi grand que Noah, il était en revanche bien plus déterminé que lui à éradiquer Fléau de la surface de Nideyle et cognait redoutablement fort, quoi qu'un peu n'importe comment. Les combats en sa compagnie étaient pénibles, et le jeune adolescent en ressortait toujours endolorit jusque dans des endroits de son corps dont il ne soupçonnait pas même l'existence. Au fil des jours, il apprit l'art de l'esquive et de l'amortit et ses journées se déclinaient ainsi, entre entraînement barbare, repas souvent sautés et sommeil. Épuisé par un exercice physique dont il n'était pas coutumier, Noah Rachel filait ensuite jusqu'au réfectoire et s'y endormait aussitôt, déclenchant les moqueries de ses compagnons de chambrée. Comparé à ce qu'il avait déjà encaissé en matière d'ironie, ces boutades là n'étaient rien et lui passaient largement au-dessus de la tête. Ceux qui le côtoyaient le savait taciturne, mais la majorité des hommes s'enrôlant dans l'Escadron ayant écopé d'un passif souvent douloureux, personne ne lui en tenait rigueur. Davantage à l'aise avec ces individus là, Noah Rachel n'en progressa que plus rapidement.
Longtemps décriée par ses instructeurs, sa technique de combat fut finalement reconnue comme efficace quoi que surprenante. Car Noah Rachel refusait systématiquement tout combat rapproché et usait d'astuces singulières pour abattre son ennemi à distance, l'immobilisant la plupart du temps.
Lors des évaluations cependant, son instructeur hésita avant de rendre son verdict.
« Quelle branche visez-vous ?
_ Élite.
_ Logique. Ça me va. Recrue Esabora, formation Élite ! » Tonna la voix puissante de l'instructeur.
Et Noah Rachel tressaillit. L'homme s'était retourné et le regardait l'air effaré, réalisant trop tard sa bourde monumentale. Derrière, les autres recrues se jetaient des regards entendus et les rumeurs s'élevèrent rapidement, rampantes et dévorantes, comme une coulée de Squames dans une ville. Les bribes d'amitié sincère que l'adolescent était parvenu à tisser venaient de fondre comme neige au soleil. L'instructeur lui fit un signe désolé, trop tard malheureusement, et Noah ne répondit pas. Il se contenta de rejoindre les rangs d'Élite en silence – un peu chagriné d'y voir Ludwig – et la répartition reprit. Lorsque chaque individu fut placé – ou radié – Noah Rachel suivit son groupe afin de reprendre un entraînement plus spécifique et plus pénible.
Le rythme devenait plus soutenu à mesure qu'il gravissait les étapes, mais jamais il ne se décourageait, motivé comme il l'avait été autrefois à son institut. La nouvelle de son nom ayant eut tôt fait de faire le tour de l'Escadron, ce fut de nouveau le cercle vicieux du travail acharné afin de compenser la solitude qu'il éprouvait. Les soldats de son unité d'entraînement n'étaient pas intéressés. Ils étaient simplement suspicieux et atrocement jaloux, ce qui, en définitive, était pire. Plus personne n'admettait ses compétences réelles mis à part les hommes chargés de les entraîner, impartiaux et objectifs. À la place, on l'accusait d'avoir soudoyer les dirigeants et ses différences jusque là amusantes devinrent des tares sujettes à toutes les ironies. Mais Noah Rachel était bien rôdé, et son indifférence revînt comme un automatisme le protéger du mépris généralisé.
Les mois s'écoulèrent, semblables et éprouvants, et alors que le jeune homme estimait ne pas pouvoir connaître pire, arriva le jour de cet entraînement singulier...
Il était épuisé... mais acharné. Aussi s'était-il rendu à l'étage 67 comme le lui ordonnait son instructeur, pour un énième entraînement. Le générateur d'hologrammes lui avait pondu une Aberration particulièrement furieuse, et il avait beau lui briser les os à l'aide de son fidèle boleadora, elle trouvait toujours le moyen de se remonter comme un jeu de Mécano et de repartir à l'assaut. Noah Rachel esquivait, tournant autour de sa proie comme pour y dénicher une faille, envoyant son arme lier les jambes et arracher encore quelques tibias de cette masse incohérente. Le boleadora s'était enroulée autour de la cage thoracique – ou ce qui y ressemblait – et s'accrochait aux côtes à tel point qu'il ne parvenait plus à la récupérer. Il serra les dents, furieux. Il n'aimait pas échouer, surtout contre une Aberration. Qu'en serait-il le jour où il devrait combattre pire ? Tout à coup, le doute s'était glissé en lui. Était-il en mesure de se rendre utile ? Était-il fait pour faire partie de l'Élite ? Serait-il à la hauteur ? Méritait-il réellement les notes de ses évaluations ? Ne devrait-il pas plutôt assurer la pérennité de sa famille ?
Quelle famille ?
Noah Rachel battit des paupières, hypnotisé par le moirage soudain de son ennemi comme un mirage en plein désert. Puis une douleur fulgurante le traversa, compressant chaque nerf, tétanisant chaque muscle et le jetant finalement à terre, quasi inconscient et les tympans atrocement douloureux. Il vit un visage se pencher au-dessus de lui, sans-doute un médecin, il ne savait pas. Il ne savait plus. Il n'entendait plus rien. À vrai dire, avant qu'il ne réalise quoi que ce soit, il s'était évanoui et ne se réveilla que de longues heures plus tard dans une pièce inconnue. Près de son chevet, le même médecin lui souriait, attentif à son rétablissement. Il lui expliqua qu'il s'agissait de ses quartiers. Un privilège qu'il venait d'acquérir, pour avoir su réveiller la magie qui sommeillait en lui. Sidéré, Noah Rachel le fixait de ses yeux bleus gris. La magie ? Quelle magie ?